Manifestations No Kings contre Donald Trump aux Etats-Unis : « On avait besoin de se compter »
Des millions de personnes se sont rassemblées au travers le pays pour dénoncer les dérives autoritaires du président républicain. Pendant ce temps-là, à Washington, le républicain assistait au défilé militaire qu’il avait organisé.
Le contraste ne pouvait être plus saisissant. Tandis que les chars Abrams roulaient au centre-ville de Washington, samedi 14 juin, dans le cadre de la parade militaire tant désirée par Donald Trump pour son 79ᵉ anniversaire, les voitures klaxonnaient dans des centaines de lieux contre ce même président. En cette journée de mobilisation nationale sous le slogan « No Kings » (Pas de rois), près de 2 000 rassemblements ont été organisés dans le pays, des plus grandes cités jusqu’à des communes plus reculées, le long des routes et sur les ponts, devant des bâtiments publics et dans des parcs.
La carte de la mobilisation, recensée par l’organisation Indivisible, traduit la colère et l’appréhension grandissantes, avec une concentration particulière dans les grandes villes des deux côtes, comme le 5 avril, jour d’une action similaire. Un détail sort de l’ordinaire : de plus en plus de citoyens américains, mobilisés pour défendre des valeurs aussi consensuelles que la démocratie et l’Etat de droit, ont peur de donner leur nom à un journaliste, même étranger. Peur de se faire photographier. Peur des conséquences de leur engagement civique.
Délaissant les abords de la Maison Blanche, l’immense Connecticut Avenue se prolonge déjà dans le Maryland, lorsque à l’approche d’un grand carrefour, plusieurs centaines de personnes s’étendent des deux côtés du trottoir. Certains ont confectionné à la hâte des pancartes avec des cartons de livraison. Un homme a reconverti un pot de peinture en tambour, tapant en rythme avec des baguettes. Beaucoup habitent dans les quartiers avoisinants, faits de maisons cossues déposées dans des écrins de verdure, entretenus avec soin par des jardiniers originaires d’Amérique latine. D’autres ont fait le déplacement de coins plus reculés de l’Etat.
« Ils veulent l’Allemagne de 1939. Donnons-leur la France de 1789 »
Les pancartes brandies réinterprètent la signification du sigle MAGA (« Morons are governing America », soit les crétins gouvernent l’Amérique), reproduisent des photos du bureau Ovale redécoré tout en dorures indigestes par Donald Trump, ou bien appellent à la préservation de la science et de l’éducation. Il est aussi beaucoup question du sort des migrants, traqués par les agents de l’ICE, et de la protection sociale, avec la menace de coupes dans l’assurance maladie pour les plus vulnérables. « Ils veulent l’Allemagne de 1939. Donnons-leur la France de 1789 », suggère une affiche.
Sherry, 54 ans, a chaud au cœur en observant le nombre de participants. Employée dans une organisation à but non lucratif dans le secteur de l’art, elle s’est mobilisée sans relâche, depuis l’élection présidentielle, avec une poignée de voisins, dans son quartier. « A l’heure de pointe, plusieurs fois par semaine, on se mettait à deux, à trois ou à cinq au bord de la route, avec des messages positifs et pas du tout inflammatoires. On avait besoin de se compter. Aujourd’hui, ça fait du bien, car on se sent tellement impuissant face aux agissements de l’administration. » Les événements de Los Angeles et leur exploitation par la Maison Blanche l’ont particulièrement saisie. « Evidemment qu’il faut condamner les violences. Mais on franchit un pas effrayant en mobilisant ainsi l’armée. Personne ne peut se contenter de hausser les épaules. »
A ses côtés, Maurice W. 55 ans, acquiesce. On lui demande pourquoi il refuse de donner son nom. « Vous avez vu ce qu’il s’est passé cette nuit dans le Minnesota ? C’est de cela dont on a peur, d’être visé parce que nos idées ou nos valeurs pourraient déplaire », répond-il en référence à l’assassinat politique d’une élue près de Minneapolis, tandis que l’un de ses collègues, sénateur local, était grièvement blessé par le même tueur. Maurice W. travaille dans une société de conseil commercial. Ses jumelles de 14 ans n’ont pas voulu l’accompagner. Et la parade militaire, prévue dans le centre-ville ? « Complètement stupide et pathétique, un gaspillage d’argent pour satisfaire l’ego d’un homme voulant que tout le monde, y compris l’armée, se mette à son service. »
Ancien avocat, Michael Goldman est chapelain à la faculté de droit de Georgetown. A 81 ans, il observe l’extension du pouvoir exécutif avec une vive inquiétude. « On pourrait bien perdre l’Amérique telle qu’elle existait. Trump pense qu’il incarne la loi. Il n’y a aucune base légale au renvoi de milliers de fonctionnaires, sans recours, ni au déploiement de marines à Los Angeles. Je suis très déçu que les tribunaux n’interviennent pas plus vite pour stopper ça. Trump est capable d’instaurer la loi martiale à Los Angeles. »
En Californie, l’Etat où l’affrontement avec le président ne cesse de s’aggraver, plus de 200 manifestations ont eu lieu, de Mount Shasta City, une bourgade rurale du nord de l’Etat, à San Diego, où 60 000 personnes sont descendues dans la rue pour dénoncer le « roi Trump ». A San Francisco, des centaines de personnes ont formé sur la plage d’Ocean Beach l’inscription « No King » en lettre géantes, un manifeste destiné aux hélicoptères des médias.
A Los Angeles, l’épicentre de la protestation devenue nationale contre les expulsions indiscriminées, c’est une page de plusieurs mètres de long qui est brandie en tête du cortège qui s’élance de Grand Park, au pied de la mairie, à 11 heures du matin. Une page couleur sépia représentant le texte de la Constitution rédigée en 1787 par les fondateurs de la République américaine.
Ce 14 juin est Flag day, la célébration annuelle du drapeau national. Les bannières étoilées ont rarement été aussi nombreuses, brandies par les pick-up qui, toutes fenêtres ouvertes, partagent leur morceau de rap préféré. Un patriotisme remixé. « Je pensais que cette terre avait été faite pour toi et pour moi », dit une affiche reprenant la chanson This Land Is Your Land de Woody Guthrie.
« Le fascisme revient »
Pancartes démesurées, concert de klaxons assourdissant, les manifestants cherchent à se faire entendre. Rafael Corral, 43 ans, a servi en Irak en 2005-2006. Il est venu dans son uniforme de l’armée de terre. Il est révolté. Il pense que « le fascisme revient » et que les actions de Trump sont « une insulte » à la mémoire des vétérans de la deuxième guerre mondiale qui ont combattu le fascisme. « Trump est en train de nous entraîner dans la troisième guerre mondiale », craint-il. Le psychothérapeute Ken Levy note que les gens sont « très en colère ». Il espère que le mouvement « débouchera sur une grève générale ».
C’est la manifestation la plus importante depuis les défilés antiracistes de 2020, après la mort de George Floyd. L’atmosphère est mi-festive mi-anxieuse. Les manifestants sont soulagés de se voir si nombreux, mais inquiets pour les heures et jours qui viennent. Angie Larroque, 34 ans, a collecté 200 dollars auprès de ses amis sur Instagram pour acheter des fleurs. Ses parents sont venus du Mexique et ils n’ont « pas toujours eu des papiers en règle ». Elle travaille comme pâtissière dans un restaurant et elle est aussi là au nom des employés sans papiers. Elle s’est inspirée du flower power des années 1970. Elle a voulu illustrer que le mouvement est pacifique. Comme elle, beaucoup de jeunes Latinos ont répondu présent pour leurs parents afin de « donner une voix à ceux qui n’en ont pas ».
En fin d’après-midi, les klaxons de la fierté latina ont fait place aux sirènes de la police. Quatre heures avant même l’entrée en vigueur du couvre-feu, instauré par la maire Karen Bass pour réprimer les casseurs qui s’étaient joints aux manifestations en début de semaine, la police de Los Angeles a demandé aux manifestants de se disperser.
A New York, Mo et July se surnomment les « sorcières du fromage ». Elles vous invitent à prendre du fromage orange – « il sent mauvais », précise July –, qu’il faut ensuite hacher menu dans un minirobot, avant de jeter la mixture dans un sac surnommé « Poubelle Trump ». Mo a bravé la pluie avec quelques milliers de personnes pour se rendre à Bryant Park, à la grande bibliothèque municipale de MidTown à Manhattan. De l’humour, oui, mais pas de prise de risque excessive.
En ces temps de violence politique, les deux femmes, comme tant d’autres aujourd’hui, ne donnent pas leur nom –« c’est nouveau », concède Mo – et se font photographier de dos ou le visage caché derrière leurs calicots. Les Américains, si prompts d’habitude à donner leur identité et à parler à visage découvert, se méfient en cette ère Trump.
« Pas de roi », « pas de nazi »
Le défilé de samedi après-midi était centré sur le président et sa politique d’expulsion de migrants. Quelques manifestants invoquaient des thématiques classiques de gauche – « taxez les riches » – mais l’immense majorité dénonçait la dérive autoritaire de l’administration. Les uns chantaient « pas de police des frontières, pas de Ku Klux Klan » tandis qu’un calicot dénonçait Donald Trump (« pas de roi ») et son conseiller en charge de l’immigration Stephen Miller (« pas de nazi »).
« Ma Bible a dit d’aimer ton prochain, pas de le déporter », a écrit Tim Sullivan, qui donne son nom mais se cache derrière sa pancarte. Bianca Calabresi, professeure de littérature comparée à l’université de Columbia âgée de 62 ans, rappelle le destin de son grand-père privé d’emploi par Mussolini en Italie en 1929 et qui avait émigré avant-guerre aux Etats-Unis. « Je ne peux pas imaginer que je me retrouve comme eux, quatre-vingt-quinze ans plus tard », se désole Mme Calabresi. De son côté, Patricia Ducy, qui travaille au centre médical de l’université Columbia, dénonce les coupes budgétaires décidées par Donald Trump. « On est obligé de virer les gens et de fermer les laboratoires », soupire-t-elle, avant d’ajouter : « on est occupé à sauver des vies, pas à faire de la politique. »
Si les manifestants sont là, c’est parce qu’ils manquent d’options. « Nous essayons de donner de la voix. Nous pouvons voter, et nous pouvons protester », explique Lucy, 53 ans, qui refuse aussi de donner son nom, tout comme Gillian, actrice de profession : « Il est important de manifester car les républicains du Congrès ne feront rien pour stopper les actes illégaux de Donald Trump. Ils en auront peut-être le courage s’ils voient les gens se lever. »
Cruauté
A Miami, dans cette Floride devenue une terre foncièrement républicaine, où Donald Trump passe tous ses week-ends à Mar-a-Lago, une centaine de personnes s’est réunie à Young Circle Park, dans le quartier de Hollywood. Ce sont pour la plupart des personnes âgées, en tenue d’été, s’abritant du soleil à l’ombre d’un figuier et des palmiers. Ils interpellent les voitures qui passent autour de ce rond-point géant. A chaque véhicule qui klaxonne pour manifester son soutien, on crie de joie. Certains conducteurs sont hostiles et font un doigt d’honneur en direction des manifestants pour manifester leur réprobation. « Ce sont des soutiens de Trump ! », s’exclame un homme.
Beaucoup dénoncent avec émotion la cruauté des interpellations de migrants, en citant les images d’une future mère bousculée par un policier qui ont circulé sur les réseaux sociaux. Certains portent des masques, disant craindre la répression. Une retraitée reçoit d’ailleurs un coup de fil d’une amie qui lui dit de faire attention : des rumeurs d’actions violentes de la police contre les manifestants circulent sur les réseaux sociaux.
Trois jours plus tôt, le gouverneur républicain de Floride, Ron DeSantis, a vanté dans une émission la loi locale d’auto-défense, permettant, selon lui, à un chauffeur dont la voiture serait entourée par une foule menaçante de s’enfuir, quitte à renverser des gens. « C’est de leur faute », a précisé le gouverneur.
« L’Amérique, ce n’est pas une dictature ! »
Trois femmes âgées, en chaussures de sport, short et casquettes sur la tête, portent une pancarte : « You are not a King, you are a dictator » (Tu n’es pas un roi, tu es un dictateur). Parmi elles, Lucy Miccio, 64 ans, agente immobilière à Miami s’émeut des attaques contre les minorités. Elle cite aussi la liberté de la presse menacée, les droits des femmes… « L’Amérique, ce n’est pas une dictature ! Donc nous allons nous battre pour le respect de nos droits et de nos libertés dans ce pays. »
Diane Akey, 69 ans, ancienne cheffe d’entreprise aujourd’hui à la retraite, estime aussi que les abus de pouvoir commis par Trump le rapprochent d’un « dictateur ». Elle s’interroge sur les conséquences du ciblage des clandestins. « Sa politique d’immigration n’a pas de sens car s’il continue d’expulser les immigrés, il n’y a personne qui va travailler dans les champs ou qui va occuper les emplois que les Américains ne veulent pas faire. » Robin Daniels, 82 ans, retraitée, approuve : « Ici, à Miami, il y a beaucoup de gens venus d’Amérique du Sud, que ce soient des Cubains ou des Vénézuéliens. Et dans nos familles, beaucoup de nos ancêtres sont venus d’ailleurs car ce pays s’est construit comme ça, sur l’immigration. Avec la politique actuelle, ils auraient été expulsés. C’est fou de se dire ça… »
[Source: Le Monde]