Comment les réseaux sociaux mitonnent une marmite de chefs cuisiniers amateurs
Des blogs de cuisine aux vidéos courtes de TikTok, les réseaux sociaux ont permis à une génération d’influenceurs « food » de se faire une place dans les assiettes. Une démarche qui a légitimé la cuisine du quotidien et qui en a diversifié les saveurs.

Aujourd’hui, YouTube compte d’innombrables vidéos de gastronomie. Mais quand Hervé Palmieri se lance sous le nom d’Hervé Cuisine, en 2007, il est pendant quelques années le seul youtubeur français du genre. Sa première vidéo est filmée chez lui, en posant la caméra « sur une boîte à chaussures, au-dessus du lave-linge ». A l’époque, il veut apprendre le montage ; alors, il s’appuie sur ses recettes familiales et pour étudiants.
Il garde, près de vingt ans plus tard, la même priorité : proposer des plats faciles, peu techniques. « L’important pour moi, c’est que les abonnés réussissent et ne soient pas déçus, explique l’ex-cadre en marketing. C’est hyper satisfaisant d’entendre qu’on a aidé quelqu’un à prendre confiance en soi. Des fois, on se sent presque comme un coach. » A présent, papa et âgé de 45 ans, il a troqué les recettes pour étudiants des débuts contre des mets plus diététiques – depuis son fameux gâteau au chocolat et à la courgette, devenu viral en 2015. Son audience, à 70 % féminine, a grandi avec lui : il est actuellement suivi par 1,5 million d’abonnés.
Cet article est tiré du « Hors-Série Le Monde – Big bang dans l’assiette », juillet-septembre 2025, en vente dans les kiosques ou par Internet en se rendant sur le site de notre boutique.
Grands chefs et petits écrans
Entre-temps, la perception des influenceurs culinaires a bien évolué. « Je crois qu’au début on se disait que les amateurs n’avaient pas leur place. Ça m’est arrivé d’avoir des commentaires acides de restaurateurs : “C’est pas comme ça qu’on tient un couteau !” Aujourd’hui, c’est plutôt : “Super, ta recette de fondant, je l’ai mise dans mon resto !” », s’amuse Hervé, qui attribue aux contenus culinaires en ligne « une vraie diversification des recettes de famille ».
Pour Healthy Alie, 36 ans, les réseaux sociaux ont même constitué une alternative à la restauration traditionnelle. A la suite d’un burn-out, elle envisage de se reconvertir dans la pâtisserie après une formation, mais juge le secteur « trop stressant ». Celle qui voit en la cuisine « un langage universel, entre les générations et entre les cultures » trouve alors sur Instagram un moyen de la partager avec un public plus large, tout en conservant son emploi de free-lance. Punch pistache, chocolat fait maison… Ses recettes, végétales et gourmandes, ont conquis près de 400 000 abonnés.
Une manière d’exprimer sa créativité, mais aussi de donner sa juste place à la cuisine végétalienne et antillaise que lui a transmise sa mère durant toute son enfance : « Je veux casser les stéréotypes autour du véganisme, notamment l’idée qu’il serait réservé aux personnes blanches ou aisées, alors qu’il est profondément enraciné dans l’histoire de nombreuses cultures non occidentales. » La jeune femme en a même tiré un livre, Cuisines vegan des Caraïbes (Ed. La Plage, 2022).
De vraies recettes de la vraie vie
« Les influenceurs culinaires incarnent une cuisine amateur, domestique, différente de la cuisine gastronomique, explique Léa Gruyer, postdoctorante à l’université de Lille et autrice d’une thèse sur le sujet [lire encadré ci-contre]. Ils permettent d’authentifier ce savoir-faire du quotidien, qui échappe au savoir élitiste et qui n’est pas forcément valorisé, un peu comme les influenceuses beauté. Sans être en concurrence avec les chefs, ils remettent en question une forme de “gatekeeping” [le fait de contrôler l’accès à un savoir, à une ressource] de leur part. »
« On propose de vraies recettes de la vraie vie », abonde Anne Lataillade, 58 ans. Précurseur des influenceurs alimentaires d’Instagram ou de YouTube, la Bordelaise a lancé dès 2005 « Papilles et pupilles », devenu en quelques années le blog culinaire le plus visité de France. Pour elle, l’interactivité a permis de rendre les recettes plus accessibles et moins verticales. « J’ai beaucoup appris de mes lecteurs. Contrairement aux magazines culinaires, on pouvait échanger en un clic, répondre aux questions, avoir des retours… »
Sa démarche doit beaucoup aux forums de cuisine des années 2000, vers lesquels elle se tourne quand ses enfants développent des allergies. « On partageait les mêmes galères : du jour au lendemain, comment est-ce qu’on cuisine sans œufs ou sans gluten ? On n’y connaissait rien à l’époque. Les forums ont vraiment facilité mon quotidien. »
Anne Lataillade ouvre d’abord son blog pour « rendre cette aide » – et pour arrêter de perdre les bouts de papier où elle griffonne ses recettes. En 2008, le trafic de son blog explose après sa mise en lumière par le magazine Elle. Au gré des partenariats et des publicités, il devient peu à peu son métier. « Ça s’est fait tout seul. J’étais là au bon endroit au bon moment », estime la blogueuse, dont le site réunit encore 4,7 millions de visiteurs uniques tous les mois.
Apprendre « avec Tiktok »
Le secteur s’est depuis professionnalisé. Aurore (@roro_cuistot), Niçoise de 25 ans, avait d’abord réalisé des vidéos de cuisine « pour [s]’amuser », en les envoyant à ses amis. Mais quand elle ouvre son compte TikTok, en 2021, elle entrevoit assez rapidement les possibilités. Elle démarche alors « une centaine de marques, chaque semaine ». Puis, à la faveur d’une vidéo virale, en 2022, son nombre d’abonnés grimpe – il dépasse 650 000 abonnés aujourd’hui – et les propositions de collaborations se multiplient. Alors en master d’entrepreneuriat, Aurore transforme Roro Cuistot en société et forme une équipe.
Si faire des vidéos, humoristiques et décontractées, « passionne » depuis le début Aurore, l’instagrameuse le voit d’abord comme « un métier ». Consciente que « tout peut s’arrêter du jour au lendemain », elle met de l’argent de côté et diversifie les plateformes. Sur Substack, sa newsletter « freemium » de « meal prep » [des menus pour préparer tous les repas de la semaine à l’avance], suivie par 80 000 personnes, dégage près de 5 000 euros par mois. Elle a également lancé sa propre agence d’influenceurs, qui représente aujourd’hui une dizaine de créateurs et créatrices « food ».
A l’ère des vidéos courtes, les contenus culinaires sont désormais des montages ultrarythmés de quelques minutes, parfois moins. Mais, pour Aurore, ils ne peuvent se résumer au divertissement. « Moi-même, j’ai surtout appris à cuisiner avec Instagram et TikTok, que j’utilise comme moteurs de recherche. C’est tellement visuel, j’apprends presque plus facilement qu’avec une recette de Marmiton. » Lui suffisent-ils ? « Je ne vais sur YouTube que pour apprendre quelque chose de très spécial, comme faire du caramel », confesse la jeune femme.
[Source: Le Monde]