En Espagne, une constellation poreuse d’influenceurs-journalistes au service de l’extrême droite

« L’essor des médias réactionnaires en Europe ». Au Congrès, des agitateurs politiques, munis d’une carte de presse en raison de leur collaboration avec des médias de droite radicale, provoquent les députés de gauche afin de fabriquer des contenus viraux qu’ils diffusent ensuite sur leurs réseaux sociaux.

Juin 12, 2025 - 06:47
Juin 12, 2025 - 06:54
En Espagne, une constellation poreuse d’influenceurs-journalistes au service de l’extrême droite
Photomontage. Le journaliste d’extrême droite Eduardo Inda, à Madrid, le 26 octobre 2023. ISABEL INFANTES/EUROPA PRESS VIA AP/LÉA GIRARDOT

Une fois de plus, les journalistes parlementaires espagnols ont décidé d’abandonner la salle de presse du Congrès des députés pour ne pas avoir à écouter davantage les diatribes d’un pseudo-journaliste du néo-média Estado de alarma TV (EDA TV) lancées à une porte-parole du parti de la gauche radicale Sumar, le mardi 10 juin. C’est devenu une habitude. Pas une semaine ne passe sans que les questions aux partis politiques ne virent à la provocation de la part d’agitateurs politiques munis de cartes de presse, grâce à leur collaboration avec des médias d’extrême droite.

« Il n’est pas nécessaire de faire de gros investissements pour mener la bataille culturelle sur les réseaux sociaux. Or, EDA TV, Libertad Digital, El Toro TV, Ok Diario sont avant tout des marques qui servent à donner un semblant de véracité à des contenus créés pour TikTok, X, Instagram ou YouTube », rappelle Miquel Ramos, auteur d’un essai sur la droite radicale en Espagne Des néoconservateurs aux néonazis (Fondation Rosa Luxemburg, 2021, non traduit).

L’objectif de ces journalistes n’est pas d’obtenir des réponses, mais de créer un affrontement direct avec un représentant politique de gauche en lançant des attaques sur la corruption, l’immigration, le féminisme… De quoi fabriquer des contenus viraux de quelques secondes – rarement quelques minutes –, qu’ils postent et commentent ensuite sur leurs réseaux sociaux, assortis de commentaires sur la « fuite » et le « culot » de tel dirigeant politique ou la « complaisance » des médias de « l’establishment » qui, eux, ne posent jamais de questions « dérangeantes ». Ils font ainsi d’une pierre deux coups, s’en prenant de l’intérieur à la fois à la « mafia politique » et à la « caste des journalistes ». La manière la plus simple et rentable de gagner en visibilité et en trafic…

« Personnages viraux »

Vito Quiles, 24 ans, est le plus célèbre des journalistes d’EDA TV. Ce jeune brun aux yeux bleus aux airs de gendre idéal compte 520 000 abonnés sur Instagram, 440 000 sur X et 430 000 sur TikTok. Depuis 2021, il mène « la bataille culturelle aussi depuis les institutions », comme il s’en est félicité lorsqu’il a obtenu son accréditation au Congrès. Autre agitateur politique déguisé en journaliste, Bertrand NDongo, Camerounais de 35 ans installé en Espagne depuis 2010 et surnommé « le Noir de Vox », du fait de sa sympathie affichée envers le parti d’extrême droite espagnol, a lui aussi commencé sa « carrière » sur EDA TV. Il compte près de 260 000 abonnés sur TikTok et travaille à présent pour un autre média réactionnaire, Libertad Digital.

« Nous avons créé beaucoup de personnages viraux, se félicite Javier Negre, 40 ans, fondateur et directeur d’EDA TV. Quand j’ai embauché Vito, il avait 120 abonnés sur X. Nous transformons des journalistes en influenceurs. Les gens lisent de moins en moins. Il faut tout dire en quatre ou cinq lignes, être frappant. La technologie et la forme sont aussi importantes que le contenu. J’aime faire travailler des gens qui pourraient passer pour des jeunes de gauche, des surfeurs… »

Ancien directeur adjoint du service audiovisuel du quotidien El Mundo, ce journaliste a créé le canal de YouTube Estado de alarma en 2020, durant la pandémie de Covid-19, pendant son temps libre, pour « dénoncer la manipulation du gouvernement social communiste » et « ouvrir le débat sur le confinement, les vaccins, la pandémie, la promotion de l’immigration illégale, le globalisme, l’agenda 2030 », énumère-t-il au Monde. Licencié d’El Mundo pour« concurrence déloyale », il a vu sa Web TV gagner en notoriété après avoir été bloquée un temps pour diffusion de fausses informations.

« La censure nous a fait beaucoup de publicité. Les gens aiment ce qui est interdit, ce qui est pourchassé », commente-t-il. Son succès d’audience reste a priori limité, avec moins de 400 000 abonnés sur YouTube, mais son pouvoir d’influence et de propagation des idées d’extrême droite n’est pas négligeable. EDA TV a ainsi lancé l’influenceur populiste d’extrême droite Alvise Perez, invité de ses plateaux de débat avant de créer la surprise en obtenant trois sièges et 4,5 % des voix aux élections européennes de 2023.

Une intrusion de trop

En 2024, après sa rencontre avec le président argentin libertarien Javier Milei, Javier Negre a annoncé le rachat de 50 % du site Internet ultra La derecha diario, fondé par l’actuel directeur de communication du gouvernement de M. Milei, Juan Carreira, et propriété de Fernando Cerimedo, ancien chef de campagne du président argentin et consultant politique de l’ex-président brésilien Jair Bolsonaro ainsi que du chilien José Antonio Kast.

« Nous avons ouvert des bureaux dans sept pays d’Amérique latine et nous allons aussi ouvrir à New York et en Israël,assure M. Negre. Nous sommes le porte-voix médiatique de Javier Milei. » Le 29 mai, il a aussi annoncé son partenariat avec le compte d’actualité polonais Visegrad24, devenu ces dernières années l’un des plus influents diffuseurs de contenus réactionnaires sur X.

Le conglomérat médiatique qui sert plus clairement les intérêts de Vox est le groupe Intereconomia, selon Steven Forti, historien spécialiste de l’extrême droite à l’Université autonome de Barcelone, qui travaille sur la circulation des idées réactionnaires. Fondé en 1995 par l’ancien député du Parti populaire (PP, droite) catalan Julio Ariza, longtemps représentant de l’aile dure du PP, il est symptomatique de « la porosité des idées d’extrême droite dans les médias de droite traditionnelle ». Le groupe englobe les radios Intereconomia et Libertad, ainsi que la chaîne El Toro TV. Lorsque le parti d’extrême droite Vox a été créé, en 2014, par d’anciens élus du PP radicalisés, il est devenu son principal porte-voix.

EDA TV, qui compte parmi ses actionnaires l’ancien vice-président de Coca-Cola Espagne et ex-député du parti libéral Ciudadanos Marco de Quinto, devenu sympathisant affiché de Vox, défend pour sa part aussi bien le parti d’extrême droite que l’aile dure du PP incarnée par la présidente du gouvernement régional de Madrid, Isabel Diaz Ayuso. Celle-ci le lui rend bien, par le biais de publicités institutionnelles.

Pour l’Association de journalistes parlementaires (APP), cette intrusion est de trop. Soutenue par les principales associations de journalistes, elle a convoqué un rassemblement pour exprimer son ras-le-bol face aux « disqualifications, insultes et signalements de la part de personnes accréditées » et à un « comportement qui répercute directement et négativement avec le droit constitutionnel à l’information qu’ont les citoyens ».

Afin d’y mettre un terme, le Parti socialiste ouvrier espagnol a présenté une proposition de réforme du règlement du Congrès des députés, qui a commencé son parcours législatif en mai, et devrait permettre de sanctionner ces agitateurs d’extrême droite en cas de comportement « nuisant gravement aux activités de la chambre ou au travail d’autres parlementaires », et éventuellement décider la révocation permanente de leur accréditation. « Si on nous interdit d’aller au Congrès, nous irons dans la rue poser nos questions et ce sera plus compliqué. Et plus agressif », prévient Javier Negre.

[Source: Le Monde]