Crise à Los Angeles : les démocrates à nouveau pris dans le piège migratoire

Pendant que Donald Trump se pose en partisan de l’ordre cherchant simplement à faire respecter les lois sur l’immigration, les élus progressistes, à l’image de la maire de la mégapole, Karen Bass, et du gouverneur de Californie, Gavin Newsom, sont écartelés entre la dénonciation d’une dérive autoritaire et la condamnation des violences.

Juin 12, 2025 - 06:43
Juin 12, 2025 - 06:55
Crise à Los Angeles : les démocrates à nouveau pris dans le piège migratoire
Karen Bass, maire de Los Angeles, lors d’une manifestation contre les contrôles fédéraux de l’immigration dans le centre-ville de Los Angeles, en Californie, le 10 juin 2025. DAVID SWANSON/REUTERS

La mise en scène est coûteuse, mais elle n’a pas de prix sur un plan politique. Selon le Pentagone, la facture du déploiement de la garde nationale et de 700 marines à Los Angeles, décidé par Donald Trump pour « libérer » la ville des émeutiers, s’élève déjà à 134 millions de dollars. Mais le bénéfice, pour le président des Etats-Unis, est immédiat. Les images des soldats face à des manifestants masqués, brandissant parfois des drapeaux de pays d’Amérique latine ou jetant des projectiles, ont envahi les réseaux sociaux et les écrans. Le pillage d’un magasin Apple n’a fait que conforter l’idée d’une contestation criminelle, prédatrice, tandis que Donald Trump dénonçait des « séditieux payés », des « animaux », des « agitateurs » et des « fauteurs de troubles ». Des termes qui délégitimisent toute contestation sur le fond.

Pendant la campagne électorale, Donald Trump avait imposé l’idée que les Etats-Unis sont victimes d’une « invasion » causée par « plus de 20 millions » de migrants supposément invités à entrer dans le pays par l’administration Biden. Aujourd’hui, le milliardaire joue sur un registre connexe : il décrit, au mépris des faits, une insurrection en Californie,voulant s’opposer à l’application de la loi en matière migratoire. Il dispose pour cela d’un allié : le camp démocrate, incapable d’articuler des évidences consensuelles et de proposer un discours clair sur l’immigration. Joe Biden avait trop tardé pour prendre la mesure de l’urgence à la frontière mexicaine. Mais c’est toute la gauche qui flotte, entre condamnation de la répression trumpiste et promotion éthérée des vertus de l’immigration.

Selon un sondage YouGov publié le 10 juin, seuls 34 % des Américains soutiennent le déploiement des marines à Los Angeles (47 % y sont hostiles). Même proportion pour la mobilisation de la garde nationale, rejetée à 45 %. Mais fin mai, une autre étude confirmait la crédibilité plus forte des républicains, au détriment des démocrates, sur deux sujets clés, l’immigration (41 % contre 34 %) et la criminalité (39 % contre 28 %). Le pari de la Maison Blanche est simple : elle s’estime gagnante dès lors que le débat public tourne autour de ces thèmes. Les démocrates, eux, préféreraient ne parler que du coût de la vie, des menaces pesant sur la protection sociale et des tarifs douaniers erratiques. Mais les actes transgressifs de Donald Trump posent des questions incontournables sur le modèle américain, les valeurs qu’il incarne ou renie et la préservation de l’Etat de droit.

Gavin Newsom en première ligne

Pour les démocrates, Los Angeles est un piège. Comment condamner les violences dans ses rues, les voitures brûlées ou les pierres lancées contre les forces de l’ordre, tout en rejetant l’idée d’une anarchie ? Comment dénoncer l’exploitation cynique de ces incidents par Donald Trump, sans donner le sentiment de prendre le parti d’agresseurs de policiers ? Comment, enfin, prôner le respect de la loi, y compris en matière migratoire, tout en s’opposant aux opérations d’ICE, l’agence responsable de l’immigration et des postes frontaliers ? Ces questions embarrassent les démocrates, au ravissement de la Maison Blanche.

Depuis le début de la crise, le gouverneur démocrate de Californie, Gavin Newsom, est en première ligne, organisant une confrontation personnelle et politique avec Donald Trump, le mettant même au défi de l’arrêter. Son allocution solennelle, le 10 juin, fut sans doute le meilleur discours d’un démocrate depuis l’élection présidentielle, dépassant le seul destin de son Etat. Elle se voulait aussi une sorte d’introduction à la journée de mobilisation nationale, prévue le 14 juin.

Un fait notable, dans la stratégie de Gavin Newsom, est son utilisation intense de X, dans une communication mêlant messages dramatiques et humoristiques, comme cette vidéo où un post réel de Donald Trump est lu avec la voix de l’empereur Palpatine, dans la saga La Guerre des étoiles. « M. Newsom vit vraiment à La La Land [surnom donné à Hollywood qui a donné son titre à la comédie musicale de Damien Chazelle] s’il pense que les Américains prendront le parti de tels radicaux au détriment de M. Trump », écrit le Wall Street Journal, le 10 juin, dans son éditorial. Pour l’heure, il offre au moins une résistance ferme.

Un double langage

Chez les démocrates, d’autres attaquent aussi les motivations de Donald Trump. Dans un communiqué, l’ancienne candidate à la présidentielle, Kamala Harris, dénonce une « escalade dangereuse destinée à provoquer le chaos ». Chef de file des démocrates à la Chambre des représentants, Hakeem Jeffries a insisté pour sa part sur la grâce présidentielle offerte dès les premières heures de ce mandat aux 1 500 émeutiers du 6 janvier 2021 au Capitole, dont certains avaient agressé des policiers. « Frappez un flic, vous allez en prison », a osé le 7 juin Kash Patel, le patron de la police fédérale (FBI), qui avait défendu ces condamnés pour l’assaut contre le Congrès comme des « prisonniers politiques ». Mais ce double langage forme une atmosphère, et non le cœur du sujet actuel.

Le sénateur Bernie Sanders (Vermont), lui, pense mobiliser les citoyens en dénonçant « l’autoritarisme » de Donald Trump, accusation déjà lancée au quotidien à son endroit ces cinq derniers mois par ses opposants. « Le Parti démocrate en rébellion ouverte contre les Etats-Unis d’Amérique », a raillé Stephen Miller sur X. L’idéologue et chef adjoint de l’administration Trump réagissait ainsi à une vidéo de Pramila Jayapal, représentante de l’Etat de Washington et figure de l’aile progressiste. L’élue appelait à la libération des migrants arrêtés et à la fin des raids de l’ICE.

Certains démocrates s’essaient à la synthèse. Ro Khanna, représentant de Californie, a assuré sur CNN qu’il fallait « tenir deux idées » en simultané : la condamnation absolue de la violence, tout en disant « qu’on ne peut déployer l’armée contre notre propre population, sauf s’il existe une crise réelle ». Sa collègue Linda Sanchez (Californie), pour sa part, relativisait les incidents en les comparant à des débordements classiques en marge d’un événement sportif.

De son côté, la maire de Los Angeles, Karen Bass, prise pour cible par Donald Trump depuis le début de la crise, est sortie, le 10 juin, d’une simple posture de dénonciation de l’action fédérale. « Laissez-moi être claire : quiconque a vandalisé le centre-ville ou pillé des magasins se moque des communautés de migrants. Vous devrez rendre des comptes », écrit-elle sur X. Signe de son pragmatisme : l’instauration d’un couvre-feu nocturne dans ce centre-ville.

La polarisation extrême de l’opinion publique

Comme cela lui arrive régulièrement, le sénateur John Fetterman (Pennsylvanie), a fait entendre une musique différente. « Je défends sans réserve la liberté d’expression, les manifestations pacifiques et l’immigration, écrit-il sur X, mais il ne s’agit pas de cela ici. C’est de l’anarchie et un vrai chaos. Mon parti perd sa hauteur morale lorsque nous refusons de condamner l’incendie de voitures, la destruction de bâtiments et l’agression des forces de l’ordre. » John Fetterman s’est isolé au sein de sa propre formation, à force de prendre des positions atypiques. Début janvier, avant l’investiture de Donald Trump, il lui avait rendu visite à Mar-a-Lago. La représentante Alexandria Ocasio-Cortez (New York) lui a répondu indirectement, sur CNN. « Je pense qu’on devrait absolument condamner la violence consistant à déchirer des familles, à voir l’ICE violer la loi, à pénétrer dans des écoles primaires et des églises et conduire des raids sur des lieux de travail », a-t-elle dit.

Des représentants en Californie et à New York ont tenté, en vain, de se rendre dans des centres de rétention. D’autres s’étaient déplacés ces dernières semaines au Salvador pour rendre visite, en prison, à Kilmar Abrego Garcia, un migrant devenu le symbole des abus de l’administration en matière d’expulsions. Le 6 juin, il a été ramené aux Etats-Unis pour être immédiatement poursuivi en justice. L’administration, qui l’avait présenté sans preuves comme un membre d’une organisation criminelle, s’est réjouie de voir les démocrates courir à son parloir, estimant que la cause se retournerait contre eux.

La polarisation extrême de l’opinion publique va de pair avec une couverture caricaturale des chaînes d’information. CNN avait déployé trois reporters, le 9 juin, pour suivre un rassemblement de 200 personnes au centre de Los Angeles. Il ne se passait rien, mais les journalistes le racontaient sans fin. Sur la chaîne libérale MSNBC, Rachel Meadow, la présentatrice du soir, saluait, elle, une vague de mobilisation civique dans de nombreuses villes américaines, se dressant contre l’administration Trump. Pendant ce temps-là, Fox News dressait le tableau de la supposée décadence californienne, l’une de ses thématiques favorites, faisant passer Los Angeles pour un lieu d’anarchie et de violence incontrôlée. L’incapacité à s’entendre sur les faits est devenue un symptôme banal du débat public américain.

[Source: Le Monde]