Remettre en question l'ordre établi : la génération Z et le drapeau « One Piece »
Michael E.J. Phillips
Il est devenu l'un des symboles des manifestations de jeunes à travers le monde.
De Madagascar au Maroc, des Philippines au Pérou, du Népal à la France, les jeunes manifestants du monde entier brandissent désormais un drapeau pour réclamer davantage de justice sociale, économique, fiscale et politique. Ce drapeau appartient à l'équipage du « Vogue Merry », le navire commandé par Luffy, le héros de « One Piece », la série de mangas la plus vendue de l'histoire.
Créée par le mangaka japonais Eiichiro Oda et lancée en 1997, la série est toujours en cours. Elle suit la formation et les aventures d'un groupe de pirates au chapeau de paille qui sillonnent les sept mers à la recherche d'un trésor mystérieux connu sous le nom de « One Piece ». Dans chaque pays et sur chaque île qu'ils visitent, l'équipage de Luffy utilise des armes telles que la solidarité, la ruse et des super-pouvoirs pour défendre les opprimés contre les autorités corrompues et affronter un gouvernement mondial qui les poursuit sans relâche.
« One Piece » regorge de références à la piraterie historique des XVIIe et XVIIIe siècles. Ils arborent le « Jolly Roger », un drapeau pirate à fond noir sur lequel sont représentés deux os croisés surmontés d'un crâne souriant coiffé d'un chapeau de paille orné d'un ruban rouge. La génération Z, née à peu près à la même époque que « One Piece », a adopté ce drapeau comme symbole de défiance envers les autorités.
L'utilisation du Jolly Roger comme symbole de résistance réunit une référence culturelle générationnelle - le manga à succès mondial - et une référence historique qui alimente l'imaginaire depuis plus de trois siècles. On pense que le drapeau pirate est né dans les Caraïbes parmi les « frères de la côte » qui pillaient l'Atlantique, la côte pacifique américaine et l'océan Indien.
À l'époque des empires et des grandes compagnies maritimes européennes, le drapeau noir est devenu un symbole de rejet des hiérarchies et des règles imposées. Contrairement aux corsaires, qui agissaient pour le compte d'un pouvoir politique, les pirates attaquaient tous les navires marchands, quelle que soit leur nationalité, et étaient considérés comme des « ennemis de l'humanité ».
La première utilisation connue du drapeau pirate remonte à la fin du XVIIe siècle. Selon le livre « L'Enfer de la flibuste », de Frantz Olivié (Anacharsis, 2016), en 1688, un boucanier français décrivait dans son journal « un drapeau rouge avec un crâne et des os croisés au milieu, et deux os blancs croisés sous le crâne ». La couleur rouge signifiait « pas de quartier », promettant la mort à quiconque résistait. Certains historiens pensent que c'est cette couleur qui a donné son nom au Jolly Roger, dérivé du français « joli rouge ». Cependant, d'autres proposent une étymologie alternative : le « Jolly Roger » fait référence aux activités de ces joyeux brigands ou coquins. Il pourrait également s'agir d'une référence au diable « Old Roger » ou d'une déformation du nom du pirate tamoul Ali Rajah.
Le drapeau noir était considéré comme moins menaçant que le drapeau rouge et signalait que ceux qui se rendaient bénéficieraient de la clémence. En plus de ces deux couleurs, les pirates utilisaient divers symboles graphiques représentant la violence et la mort, tels que des sabliers, des cœurs transpercés, des gouttes de sang, des squelettes et des sabres. Comme dans « One Piece », chaque capitaine avait son propre emblème : le drapeau de Stede Bonnet, qu'il arborait lorsqu'il combattait aux côtés du célèbre Barbe Noire, représentait simplement un crâne et des os croisés. Le drapeau de William Moody, utilisé dans les Caraïbes en 1718, représentait un squelette transperçant un cœur. Le capitaine Bartholomew Roberts, qui captura plus d'une centaine de navires et inspira le personnage de Bartholomew Kuma dans One Piece, arborait l'image d'un homme debout sur deux crânes, une épée à la main.
Depuis les années 1960, des écrivains, historiens et anthropologues, souvent liés aux écoles de pensée marxistes ou libertaires, ont associé les pirates au radicalisme politique. Le boucanier sanguinaire a été remplacé par le pirate politique : un bandit social qui luttait contre la tyrannie des capitaines, la violence des empires et la cupidité des compagnies commerciales.
On dit que les équipages cosmopolites ont expérimenté des formes démocratiques de gouvernement, telles que l'élection de dirigeants, le partage équitable du butin et la rédaction de contrats établissant des règles de solidarité. L'historien marxiste britannique Christopher Hill considérait ces pratiques comme une continuation de la dissidence anglaise du XVIIe siècle. Selon Marcus Rediker et David Graeber, qui ont participé au mouvement Occupy Wall Street, les pirates étaient les précurseurs des Lumières, diffusant des idées révolutionnaires bien avant que le terme n'existe.
Ce point de vue s'appuie notamment sur l'ouvrage intitulé « A General History of the Pyrates » (Charles Rivington, 1724), publié sous le pseudonyme de Captain Charles Johnson. Certains pensent qu'il s'agit en réalité de Daniel Defoe. Dans ce livre, Johnson imagine une république pirate démocratique appelée Libertalia, fondée à Madagascar et basée sur l'égalité, la propriété commune et l'abolition des nations. Cependant, cette utopie est purement fictive : les pirates participaient à la traite des esclaves, maintenaient leurs propres hiérarchies et brutalisaient leurs victimes. Libertalia a néanmoins donné naissance à un mythe politique et est devenue une référence pour les mouvements libertaires et rebelles. L'idée de radicalisme politique se cache derrière le drapeau noir et ses coutumes, séduisant les groupes militants anarchistes et les défenseurs des droits et libertés fondamentaux face à l'influence croissante des États et des grandes entreprises.
Le « Jolly Roger » flotte toujours bien au-delà des mers, ornant les t-shirts des hackers et apparaissant dans les stades de football et les forums libertaires. Il est devenu un symbole de la dissidence mondiale, un symbole universel, aussi connu que Luffy, qui peut être recyclé à l'infini. Des pirates des Caraïbes aux hackers informatiques, le même geste persiste, remettant en question l'ordre établi. Le fait que le « Jolly Roger » arbore désormais un chapeau de paille et un large sourire ne diminue en rien son pouvoir subversif.