Aux confins du Pakistan, la minorité Kalash lutte pour sa survie
Cette minorité ethnique et religieuse ne compte plus que 4 000 membres, confrontés à un tourisme voyeur et à la dégradation de leur environnement, essentiel à leur survie.
Trois points minuscules sur la carte, perdus dans l’immensité de l’Hindou Kouch, à l’extrême ouest de l’arc himalayen. Aux confins du Pakistan, dans ces montagnes abruptes proches de l’Afghanistan, Bumburet, Rumbur et Birir, trois vallées reculées, verdoyantes et austères, abritent un peuple unique au monde : les Kalash du Chitral, dont les chercheurs annoncent l’extinction inévitable.
Derniers païens du Pakistan, ils ne sont plus que 4 000, répartis dans une vingtaine de villages et hameaux, formant la plus petite communauté ethnique de ce pays de 241 millions d’habitants, où les musulmans sont très largement majoritaires – 97 % de la population. Ils ont été surnommés les kafir (« infidèles »).
On pénètre dans le territoire kalash par la vallée de Bumburet, la plus large et la plus peuplée, nichée à 2 500 mètres d’altitude. En fond de vallon, une rivière serpente entre prairies et vergers, promesse de greniers bien remplis pour les rudes mois d’isolement de l’hiver. Les sols fertiles donnent en abondance de l’herbe aux troupeaux, du blé aux hommes, des pommes, des abricots, des noix et du raisin, d’où sera extrait le vin.
Karakal, le principal village, se dessine à l’horizon avec ses maisons traditionnelles en pierre et en bois sculpté, accrochées en escalier aux pentes escarpées pour ne pas amputer les terres arables. A l’entrée, un panneau campe immédiatement le décor. Il énumère dix règles de bonne conduite et commande aux visiteurs de ne pas photographier les habitants sans leur consentement, ni de harceler les femmes.
« Préserver notre identité
Malgré l’enclavement des trois vallées, un tourisme voyeur s’est développé à l’aube des années 2000, sous l’influence de youtubeurs venus ici se mettre en scène et faire leur promotion. Les Pakistanais des plaines sont nombreux à vouloir observer cette tribu, particulièrement les femmes, réputées pour leur beauté, avec, pour certaines, la peau claire, les cheveux blonds et les yeux bleus ou verts. Cet engouement touristique a généré des revenus, mais a surtout profité aux commerçants musulmans, qui se sont un peu plus immiscés dans l’espace kalash, avec leurs magasins, hôtels et restaurants aux néons criards.
« Le tourisme est essentiel pour nous, c’est notre principale source de revenus, mais il faut le réguler. L’année dernière, nous avons accueilli 24 000 touristes, dont 1 200 étrangers. C’est énorme pour notre communauté d’à peine plus de 4 000 âmes », avance Akram Hussain, 43 ans, responsable du centre culturel de la vallée et favorable à l’instauration de quotas de visiteurs. « Bientôt, poursuit-il, une route asphaltée viendra jusqu’à nos villages, drainant encore plus de touristes et d’argent. Il nous faut préserver notre identité, nous sommes les derniers Kalash au monde. »
Indifférentes aux visiteurs, quelques femmes arrivent soudain d’une ruelle pentue, vêtues de robes noires ornées de broderies et de tissus aux couleurs vives, le cou ceint d’une ribambelle de colliers et la tête coiffée de la kupa, une lourde parure chargée de perles et de coquillages, retombant dans le dos. « Nous ne sommes pas autorisées à porter d’autres habits, contrairement aux hommes, qui portent le shalwar kameez, la tunique traditionnelle du Pakistan », précise Bibijan, 80 ans, la doyenne de Karakal.
Elle reçoit dans sa maison aux murs noircis par la suie du foyer de la cuisine, installé à même le sol. Des panses de brebis pendent du plafond. Les guides et leurs clients se succèdent aux beaux jours dans l’antique demeure pour s’y photographier. « Beaucoup de choses ont changé, semble-t-elle regretter, tout en se prêtant au jeu, en échange d’un billet. Je ne suis pas sûre que la nouvelle génération, avec les nouveaux modes de communication, parvienne à préserver notre héritage. Ils ne connaissent déjà plus les chansons de nos fêtes et les rituels de nos cérémonies. »
« Le spirituel partout impliqué »
La survivance de ce peuple de pasteurs, sans chef ni gouvernement, qui vénère la nature, relève du miracle tant les périls sont nombreux. Installés au cœur d’une région musulmane très conservatrice, les Kalash perpétuent une culture aux antipodes de l’islam, mêlée d’animisme, de fêtes et de sacrifices d’animaux, de culte des ancêtres et de chamanisme. Ils croient en un être supérieur, le créateur Khodaï, et dans de multiples dieux intercesseurs. Leurs coutumes sociales contreviennent tout autant à la religion dominante. Ils boivent du vin et les femmes, non voilées, sont libres d’avoir des relations hors mariage et de briser leur lien marital pour un autre époux prêt à payer une compensation.
Toute la vie de la communauté s’ordonne autour de quatre fêtes saisonnières exubérantes, où les Kalash célèbrent la nature et lui manifestent leur gratitude pour ses ressources abondantes. Le festival d’hiver, le plus important, s’étale sur douze jours pour accueillir la nouvelle année avec festins, beuveries, grivoiseries, danses et sacrifices de chèvres. Les hommes et les femmes se retrouvent autour de plateformes pour danser et chanter, à l’abri des regards. Le village est interdit aux étrangers durant les trois premiers jours.
« Pour ce peuple agropastoral, la nature est habitée de dieux et de fées, qui leur dictent la fortune, la malchance, les restrictions, et leur révèlent des mystères. Le réel est indissociable du divin, le spirituel est partout impliqué, la maladie trouve toujours ses origines dans une responsabilité humaine », explique Jean-Yves Loude. Avec sa compagne, Viviane Lièvre, ethnologue comme lui, il a documenté pendant quinze ans les traditions de cette tribu, à la culture et au droit coutumier uniquement oraux, sans livre.
Le dernier chaman a disparu en 2004. Il était considéré comme l’intermédiaire entre le monde naturel et le monde surnaturel, capable d’entrer en transe pour communiquer avec les divinités. C’est lui qui réparait les malheurs et les différents désordres collectifs ou individuels, climatiques ou sociaux. Personne ne l’a remplacé. « Aucune personnalité, note Jean-Yves Loude, n’a été repérée et élue par les esprits surnaturels, comme l’entendent les Kalash. » Le silence des dieux est peut-être le signe que le territoire est devenu trop impur sous l’influence des étrangers.
Originaires du Caucase
Cette notion de pureté et d’impureté structure toute la société kalash. Les femmes sont réputées impures et doivent se retirer pendant leurs menstruations et pour leur accouchement dans une maison aménagée pour elles, la bashali. Elles doivent laver leurs vêtements séparément, ne pas se coiffer dans leur maison, pour ne pas la souiller. Elles sont exclues du pouvoir politique et religieux, et travaillent dans les champs, dans les parties basses de la montagne, avec interdiction d’aller dans les zones pures des pâturages en altitude ou d’entrer dans les étables. Malgré ces interdits, elles jouissent d’une grande liberté et peuvent avoir des relations amoureuses dès l’adolescence ou encore divorcer.
L’origine de cette tribu aux traits européens ne fait plus mystère pour la communauté scientifique. « Ils sont partis du Caucase et ont migré durant mille ans avant de s’installer aux Xe et XIe siècles en Afghanistan et au Pakistan », précise Jean-Yves Loude. Au début du XIXe siècle, les Kalash étaient 100 000 et vivaient des deux côtés de la frontière actuelle. Leur malheur a débuté lorsque les Britanniques placèrent sur le trône afghan Abdur Rahman Khan.
Surnommé l’« émir de fer », Abdur Rahman Khan, lança, en 1896, une offensive contre le Kafiristan, la terre des païens, une région semi-autonome du nord-est de l’Afghanistan. Il anéantit les Kalash, les obligeant à la conversion de force ou à l’esclavage. Les femmes furent contraintes de brûler leurs costumes traditionnels et de porter la burqa ou le voile. Le Kafiristan fut rebaptisé Nouristan, la « terre des lumières de l’islam ». Seuls les kafir du Chitral au Pakistan ont survécu, au milieu d’un environnement hostile.
Les paisibles vallées vivent aujourd’hui sous la menace de plusieurs groupes musulmans. Les talibans pakistanais, qui exècrent ces infidèles, ont mené plusieurs attaques pour s’emparer de leurs terres, et les communautés alentour, qui exercent une pression religieuse quotidienne, construisent mosquées et madrasa sur les terres kalash et pillent leurs sanctuaires. En 2014, la Cour suprême du Pakistan avait pressé le gouvernement d’intervenir pour stopper les conversions forcées des femmes kalash, mais le prosélytisme musulman continue d’affaiblir le groupe.
L’absence de programme scolaire adapté à la culture des enfants kalash contribue aussi à la promotion d’une homogénéité culturelle. « Nous avons une seule école, la plupart des enfants fréquentent les écoles publiques, communes aux villages non kalash, où l’enseignement de l’islam est obligatoire. Notre culture et notre langue sont gravement menacées, regrette Akram Hussain, le responsable culturel. Mais nous n’allons pas disparaître, car les Kalash sont un peuple éduqué. Nous allons préserver notre culture. »
Déforestation et inondations
La déforestation représente l’autre grande menace pour la survie de la communauté agropastorale. Les coupes de chilgozas, de genévriers, de cèdres ou de chênes argentés pour faire du bois d’œuvre ou de chauffage ont débuté à la fin des années 1970 avec l’afflux de réfugiés afghans au Chitral, fuyant l’invasion soviétique, et se sont amplifiées avec le développement touristique. « Au-delà du préjudice moral et économique, les Kalash assistent à la mutilation de leur espace symbolique, taillé en brèche à l’altitude des lieux sacrés où sont censés évoluer les forces naturelles, les fées garantes des sources d’abondance, l’élevage et la chasse, le lait, le miel et la viande », souligne Jean-Yves Loude.
Le surpâturage et l’exploitation forestière illégale ont rendu plus vulnérables les terres, frappées par le réchauffement climatique. Des glissements de terrain et des terribles inondations emportant tout sur leur passage, maisons, cultures et arbres fruitiers, se sont répétés ces dernières années. Pour tenter d’endiguer le fléau, l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture soutient dans les sites dégradés un programme de replantation de chilgozas, des arbres rares qui poussent très lentement dans les zones de haute montagne, entre 3 000 mètres et 4 000 mètres d’altitude, et produisent des pommes de pin dont les pignons s’exportent en Europe. Une source de revenus pour les Kalash.
Une lueur d’espoir a percé en août, au cours du festival d’été. Un projet de loi sur le mariage kalash a été approuvé par le cabinet du Khyber Pakhtunkhwa, la région de rattachement, pour reconnaître légalement les traditions maritales kalash. Les unions coutumières, non reconnues jusqu’à présent, pourront être officiellement enregistrées. Une étape historique ouvrant la voie à la reconnaissance officielle des traditions culturelles kalash et à la sauvegarde des droits de ce peuple autochtone. Peut-être un signe des fées ou des divinités.
[Source: Le Monde]