Le procès de Lafarge pour « financement du terrorisme » en Syrie s’ouvre à Paris

Le cimentier et huit anciens employés sont jugés, à partir de mardi, pour avoir versé de l’argent à des groupes djihadistes afin de maintenir l’activité d’une usine en Syrie. Curiosité de cette audience : Lafarge a déjà plaidé coupable pour les mêmes faits devant la justice américaine en 2022.

Nov 4, 2025 - 09:24
Le procès de Lafarge pour « financement du terrorisme » en Syrie s’ouvre à Paris
La cimenterie de Lafarge Cement Syria, à Jalabiya (Syrie), le 19 février 2018. DELIL SOULEIMAN/AFP

Huit ans et demi après l’ouverture d’une information judiciaire visant les agissements de Lafarge en Syrie, le premier procès de cette enquête tentaculaire s’ouvre, mardi 4 novembre, devant le tribunal correctionnel de Paris.

Les faits reprochés au cimentier sont infamants : la société comparaît pour avoir passé, entre 2012 et septembre 2014, des arrangements financiers avec les groupes djihadistes qui mettaient la Syrie à feu et à sang, dans le seul but de maintenir l’activité de son usine de Jalabiya, située dans le nord du pays.

Neuf prévenus sont renvoyés pour « financement du terrorisme » et, pour certains, pour une infraction douanière, le « non-respect de sanctions financières internationales ». Le premier d’entre eux est une personne morale : la société Lafarge SA, devenue en 2015 une filiale du groupe LafargeHolcim après son absorption par le cimentier suisse. Les huit autres sont des personnes physiques, parmi lesquelles figurent plusieurs anciens cadres du cimentier et de son usine syrienne, Lafarge Cement Syria (LCS).

Sur les bancs des prévenus prendront place l’ancien PDG de Lafarge, Bruno Lafont, le directeur général adjoint des opérations chargé de la Syrie, Christian Herrault, les deux dirigeants successifs de LCS, Bruno Pescheux et Frédéric Jolibois, et deux responsables de la sûreté de l’usine, le Norvégien Jacob Waerness et le Jordanien Ahmad Jaloudi. Deux hommes ayant servi d’intermédiaires entre la cimenterie et des groupes armés sont également renvoyés : le Syro-Canadien Amro Taleb et le Syrien Firas Tlass. Visé par un mandat d’arrêt international, ce dernier sera jugé en son absence.

« Une logique de recherche de profits »

Selon l’ordonnance de renvoi, dont Le Monde a pris connaissance, l’ensemble des prévenus ont, « dans une logique de recherche de profits pour l’entité économique qu’ils servaient, ou pour certains de profit personnel direct, organisé, validé, facilité ou mis en œuvre une politique supposant de faire parvenir un financement aux organisations terroristes implantées autour de la cimenterie » de Jalabiya, située à 87 kilomètres de Rakka. Parmi ces groupes terroristes figuraient le Jabhat Al-Nosra, filiale syrienne d’Al-Qaida, et l’organisation Etat islamique (EI).

L’engrenage qui a conduit Lafarge à se compromettre dans le conflit syrien, révélé en France par une enquête du Mondeen juin 2016, débute à la fin des années 2000. Afin de renforcer son implantation dans la région, le cimentier rachète, en 2008, la société égyptienne Orascom, qui compte parmi ses actifs une usine en cours de construction à Jalabiya, non loin de la frontière turco-syrienne. Deux ans plus tard, la cimenterie LCS sort de terre. L’investissement s’élève à 680 millions de dollars (590 millions d’euros), l’amortissement est prévu sur vingt ans.

Mais l’histoire mouvementée de la région va quelque peu bousculer ces prévisions comptables. L’usine vient à peine de commencer sa production, début 2011, quand d’importantes manifestations embrasent le sud de la Syrie et se propagent rapidement aux principales agglomérations. Le pays sombre dans la guerre civile. Dans les mois qui suivent, toutes les entreprises françaises (Total, Air liquide et les fromageries Bel) plient bagage. Sauf Lafarge. Fin 2012, le cimentier est le dernier groupe français encore présent en Syrie.

« Economie de racket »

C’est précisément à cette période que la situation de l’usine dégénère, quand différentes factions armées présentes autour de la cimenterie mettent en place une « économie de racket », selon les mots de Christian Herrault. Parmi ces factions figurent des milices kurdes, mais aussi des groupes islamistes, dont le Jabhat Al-Nosra, qui a pris le contrôle de Rakka le 6 mars 2013. Quelques mois plus tard, un nouvel acteur du conflit syrien, l’Etat islamique en Irak et au Levant, ancêtre de l’EI, s’empare de la ville, dont il fera sa capitale.

Afin de maintenir l’activité de son usine, expliquent les juges d’instruction, Lafarge a accepté de rémunérer les groupes terroristes qui contrôlaient les axes routiers pour permettre la circulation de ses employés, des matières premières et des marchandises. Il est également reproché à la société et à ses responsables d’avoir acheté des intrants à des sociétés liées à l’EI. Le montant total des sommes versées à ces différentes entités djihadistes, qui est contesté, a été estimé par le Parquet national antiterroriste (PNAT) à 5 millions d’euros.

Face à cette accusation particulièrement déshonorante, plusieurs avocats de la défense ont fait valoir, au cours de l’instruction, que ce que la justice qualifie de « financement du terrorisme » procédait en réalité d’une « économie de racket », pour reprendre l’expression de Christian Herrault. Selon cet axe de défense, la société aurait été « contrainte »de verser des pots-de-vin à ces groupes armés, ce qui permettrait d’écarter l’élément intentionnel de l’infraction.

Les juges d’instruction n’ont pas été convaincus par cette lecture des événements. Ils estiment, au contraire, que Lafarge « aurait pu à tout moment mettre fin à l’exploitation de l’usine », et qu’en acceptant de payer ces groupes la société avait évalué « les contreparties qu’elle pouvait en retirer ». En d’autres termes, l’entreprise n’était pas la victime passive de cet arrangement avec le diable, elle y a consenti dans son propre intérêt, dans un mélange de pragmatisme économique et de cynisme.

Le rôle de l’Etat français

Un autre argument a été brandi par certains prévenus durant l’instruction : l’Etat français aurait approuvé, voire encouragé, le maintien de Lafarge en Syrie, comme en témoigneraient des rencontres entre des dirigeants de la société et l’ancien ambassadeur de France en Syrie. Le directeur de la sûreté de Lafarge, Jean-Claude Veillard, envoyait d’ailleurs des comptes rendus fréquents sur la situation dans la région aux services de renseignement, et leur a même fourni des photographies de djihadistes français.

Ancien commando marine, Jean-Claude Veillard n’en a jamais fait mystère : il échangeait régulièrement avec la direction générale de la sécurité intérieure (DGSI), la direction du renseignement militaire et la direction générale de la sécurité extérieure (DGSE). Son point d’entrée avec la DGSE avait pour alias Gros Marmotte, comme en attestent ses échanges d’e-mails avec l’adresse grosmarmotte@gmail.com versés au dossier. « L’initiative était partagée, a-t-il expliqué aux enquêteurs. Ils étaient intéressés par mes informations, ils n’avaient pas d’information sur la situation dans cette région de la Syrie. »

Lafarge a-t-il été incité à rester en Syrie par l’Etat français ? Paris a-t-il complaisamment fermé les yeux sur les contreparties financières dont le cimentier devait s’acquitter auprès de groupes djihadistes ? Cet argument a, lui aussi, été balayé par les juges d’instruction : « Le fait que des communications existaient entre les responsables sûreté de Lafarge et les services secrets français ne démontre absolument pas la validation par l’Etat français des pratiques de financement d’entités terroristes mises en place par Lafarge en Syrie », écrivent-ils.

Fait notable : l’interlocuteur des services de renseignement chez le cimentier, Jean-Claude Veillard, contre lequel le PNAT avait pourtant requis un procès, est le seul, parmi les dix mis en examen de ce dossier, à n’avoir pas été renvoyé devant le tribunal. Les juges d’instruction ont estimé que, s’il était bien au courant des paiements effectués, « force est de constater qu’il les désapprouvait » et qu’il avait même « déconseillé aux gestionnaires sûreté des prises de contact directes avec les djihadistes ». Il a été cité comme simple témoin.

Une anomalie en droit français

De tous les arguments mis en avant par les avocats de la défense, l’un constitue une petite curiosité judiciaire qui fera l’objet de toutes les attentions à l’audience. Avant même l’ouverture de l’information judiciaire, en juin 2017, LafargeHolcim avait elle-même diligenté, dès avril 2016, une enquête interne confiée au cabinet d’avocats américain Baker McKenzie. Cette enquête, menée, selon eux, entièrement « à charge », a nourri la procédure française, mais aussi un accord de plaider-coupable passé par le cimentier afin d’éteindre les poursuites le visant aux Etats-Unis pour atteinte à la « sécurité nationale ».

Au terme de cet accord, conclu le 18 octobre 2022 avec le département de la justice américain, Lafarge SA avait accepté de s’auto-incriminer et de payer une sanction financière de 778 millions de dollars pour échapper à un procès. La société y « reconnaissait sa responsabilité dans le financement du Jabhat Al-Nosra et de l’Etat islamique, sous la qualification de conspiration en vue de procurer un soutien matériel à une organisation terroriste étrangère, pour un montant retenu de 6 millions de dollars », notent les juges d’instruction français.

Il se trouve qu’une clause de cet accord pourrait avoir une incidence majeure sur le déroulement du procès : Lafarge a en effet l’interdiction de contredire les éléments qu’il y a reconnus. En d’autres termes, la société n’aura pas la possibilité de contester les faits qui lui sont reprochés à l’audience, une anomalie en droit français. Le cimentier pourrait donc concentrer l’essentiel de sa défense sur des arguments juridiques. Mais certains avocats redoutent que cette interférence de la justice américaine ne conduise aussi Lafarge à reconnaître les faits tout en se défaussant sur certains prévenus. Un jeu d’équilibriste périlleux.

« Complicité de crime contre l’humanité »

Au terme de cette audience, la société encourt une amende de 1 125 000 euros, et les personnes physiques risquent jusqu’à dix ans de prison et 225 000 euros d’amende pour « financement du terrorisme ». Mais les amendes les plus lourdes prévues par le code pénal concernent l’infraction douanière : pour la personne morale, elles peuvent atteindre jusqu’à dix fois le montant de la somme objet de l’infraction (qui a été estimée par le PNAT à 4,6 millions d’euros). Si ce montant devait être retenu par la cour, l’amende pour le cimentier se monterait à quelque 46 millions d’euros – bien loin, toutefois, des sanctions américaines.

Ce premier procès des petits arrangements de Lafarge avec les djihadistes ne conclura pas définitivement les déboires du cimentier avec la justice. La personne morale Lafarge SA demeure mise en examen, dans un volet de la procédure qui a été disjoint, pour un crime plus infamant encore : la « complicité de crimes contre l’humanité » (un troisième volet de l’instruction, visant des faits de « mise en danger de la vie d’autrui », est également toujours en cours, mais sans mise en examen à ce stade).

En scindant le dossier, les juges d’instruction ont ouvert la voie à ce premier procès pour « financement du terrorisme ». Les deux associations à l’origine de cette enquête, Sherpa et le Centre européen pour les droits constitutionnels et humains, dont la plainte avec constitution de partie civile déposée en novembre 2016 avait déclenché l’ouverture de l’information judiciaire, saluent, dans un communiqué publié lundi, une « étape importante dans la longue bataille judiciaire menée par les anciens salariés de Lafarge » et ces associations.

Un an après la chute du régime de Bachar Al-Assad, elles soulignent l’importance que la lumière soit faite sur « les crimes commis par toutes les parties » durant le conflit syrien, « y compris les acteurs économiques européens ». Ce procès « historique » est « cependant loin de marquer la fin » du combat judiciaire, insistent-elles, rappelant que la mise en examen de Lafarge pour « complicité de crimes contre l’humanité » constitue une « première mondiale pour une société ».

[Source: Le Monde]