Lucie Basch, l’entrepreneuse qui sauve des repas… et la planète
L’ingénieure de 33 ans a cofondé un empire avec son application de lutte contre le gaspillage alimentaire Too Good to Go. Elle est convaincue que les entreprises détiennent les clés d’un futur plus respectueux de l’environnement.
                                    « Certains me prennent pour une folle, d’autres sont gênés, et puis il y a ceux qui pensent que je suis serveuse », s’amuse Lucie Basch, cofondatrice de Too Good to Go, application de lutte contre le gaspillage alimentaire. L’entrepreneuse ne laisse jamais rien derrière elle, comme lors de cet immense « pince-fesses » qui avait réuni, à l’automne 2022, des hommes et des femmes politiques, des chefs d’entreprise et des écrivains entre les murs de l’ancien monastère cistercien d’Asnières-sur-Oise (Val-d’Oise). A l’ordre du jour de ces Entretiens de Royaumont : « Partager la valeur », « Etre sobre, et vivre aussi ! », autant d’honorables thématiques autour desquelles se presse un gotha ultramondain qui vient partager son entre-soi à 50 kilomètres de Paris.
Les nombreux convives peuvent discuter sobriété devant un buffet surdimensionné, puis vient « le temps d’un after dans la salle de billard », se souvient Maxime de Rostolan, entrepreneur écologiste. Les commensaux s’égaillent hors de la salle de réception, laissant Lucie face à un monceau de mets raffinés à l’abandon. La soirée de réseautage se termine pour la jeune femme et se mue en soirée de sauvetage. Elle réquisitionne trois personnes, remet la nourriture dans les contenants et, sous les regards étonnés de l’assemblée, « elle fait distribuer tout ce qui allait être jeté. Son engagement contre le gaspillage est total, raconte Rostolan, ami de l’entrepreneuse. Cela vient de ses tripes ».
Née en 1992, Lucie Basch dit avoir grandi dans un village, « une bulle », le 4e arrondissement de Paris. Fille d’un médecin et d’une avocate, elle est, selon ses mots, « une très bonne élève » : forte en maths, adorant la physique comme le français, sportive et capitaine de son équipe de volley. Elle coche toutes les cases pour s’engager dans la voie royale de l’enseignement supérieur français.
« Biberonnée à l’efficacité »
Elle intègre donc la classe préparatoire scientifique de son lycée parisien, Charlemagne, et bosse comme on l’exige d’elle : comme une dingue. « Quand je suis sortie de la dernière salle du dernier concours, j’étais totalement épuisée, je marchais comme une zombie et des larmes coulaient toutes seules », se souvient-elle. Elle décroche une place sur les bancs de Centrale Lille, une des meilleures écoles d’ingénieurs de l’Hexagone.
L’élève ingénieure se révèle à elle-même dans les associations de son établissement. « C’était génial d’avoir un projet commun et de former un groupe humain pour le réaliser », se souvient-elle. Son projet d’études concernait la réalisation d’une main artificielle destinée aux enfants handicapés. « Lucie se distinguait par son charisme et son engagement constant », note Jean-Claude Tricot, ancien professeur de Centrale. A l’issue de son cursus, elle veut parachever sa formation par un double diplôme. « L’université de Cranfield [au Royaume-Uni] proposait un master en logistique qui a l’avantage de se réaliser en onze mois plutôt que deux ans, se souvient Lucie. Et comme je suis biberonnée à l’efficacité… » En 2013, elle rejoint l’établissement, à 80 kilomètres au nord de Londres.
A nouveau diplômée, la nouvelle logisticienne va faire ses armes chez Nestlé UK. Pendant deux années, ses employeurs lui font faire le tour des outils de production du groupe, des bouteilles d’eau à la nourriture pour animaux en passant par les barres chocolatées. Lors de cette première expérience, la jeune professionnelle tombe des nues : « Je comprends que dans un secteur comme l’alimentation, la considération des conséquences sur la santé du consommateur final ne rentre pas dans l’équation. Et que le processus de production prévoit que 40 % de la nourriture soient finalement perdus. Quel gaspillage ! » Le problème est posé, il restait à trouver le chemin vers la solution.
Tous gagnants
« Dans un monde capitaliste, c’est l’entreprise qui peut permettre de développer une solution », estime Lucie. En 2016, elle quitte l’Angleterre pour rejoindre son compagnon à Oslo, en Norvège. Elle prépare son projet, le présente au monde de la tech et apprend qu’une équipe danoise travaille sur un projet similaire. Ils se rencontrent, s’associent et décident de travailler sur la même plateforme : l’application Too Good to Go est née.
Le modèle économique est simple. Le restaurateur qui réalise un panier-repas avec des produits invendus se voit offrir la possibilité d’écouler son stock promis à la destruction au tiers de son prix initial. Un euro revient à la jeune entreprise. Tout le monde est gagnant.
Too Good to Go met deux années à décoller, de 2016 à 2018. Sans salaire, à 24 ans, l’entrepreneuse retourne vivre chez ses parents à Paris. Les premiers pas de la start-up en France, Lucie dit les devoir à des bénévoles, des étudiants usagers du système qui ont contribué à faire connaître l’application à Nantes, Bordeaux, Lille… jusqu’à sa médiatisation.
En 2018, l’entreprise « sauve 3 millions de repas » et réalise donc 3 millions d’euros de chiffre d’affaires. En 2020, Too Good to Go compte 780 salariés dans le monde et part à l’assaut du marché nord-américain. En 2023, le chiffre d’affaires atteint les 100 millions d’euros. Cette année, l’application, présente dans 20 pays, aurait connu un nouveau bond de son chiffre d’affaires, mais l’entreprise ne souhaite pas le communiquer.
En 2020, le compte Instagram Balance ta start-up révèle que la success story fait des victimes parmi les employés. Horaires indécents, harcèlement, copinage… la liste des doléances de salariés fait le « bad buzz » sur les réseaux. « Cette période a été dure émotionnellement. Je m’étais toujours dit que dans ma boîte, le plus important, c’était le retour des gens qui bossent pour moi, car ils m’ont confié une grosse partie de leur vie. J’ai compris qu’on ne gère pas une start-up de 15 personnes comme une entreprise de 80 ou un groupe de 780 employés. » La gestion des ressources humaines rejoint alors celle, plus traditionnelle, d’une entreprise déjà mature. « J’ai appris que quand tu es cheffe d’entreprise, que tu as la main sur les salaires, tu ne peux pas être pote avec tes salariés. Je m’en suis souvenue pour mes autres projets », souligne-t-elle.
Partage d’objets
En 2024, elle lâche la direction exécutive de Too Good to Go pour s’ouvrir à d’autres aventures. Présidente de la Climate House, dans le 2e arrondissement de Paris, elle participe avec 79 cofondateurs à l’animation de cet espace de coworking destiné à une transformation sociétale écologique. « Le monde a besoin de start-up qui viennent disrupter les équilibres établis », dit-elle. La Climate House peut être leur écrin. Elle y a posé les bureaux de son nouveau projet : Poppins, une application de partage d’objets en tout genre (perceuse, Kärcher, raquette de sport…) , vecteur d’une consommation plus responsable. « La location est plus avantageuse à tous les niveaux, assure-t-elle. Au niveau écologique, car cela freine l’achat de biens sous-utilisés, et au niveau social, car cela permet aux personnes de se reconnecter. Economiquement aussi, car il est moins onéreux de louer un objet que de l’acheter pour qu’après usage il reste dans un placard. »
Le nom de l’appli est un clin d’œil à une scène de la comédie musicale des années 1960 Mary Poppins. Celle où Julie Andrews sort de son sac à main une multitude d’objets devant les yeux écarquillés de deux enfants. Entourée d’une quinzaine de personnes, Lucie a retrouvé le format start-up de ses débuts. Après quatre mois d’existence, sa société comptait, fin septembre, un millier de transactions. Selon l’entrepreneuse, des groupes comme Darty, Carrefour où la Fnac auraient déjà manifesté leur intérêt pour développer une offre de location. « Ce qui m’anime, c’est de développer un modèle circulaire qui n’intéresse pas seulement le consommateur, mais l’ensemble de l’écosystème. »
Lucie Basch sait faire naviguer sa petite entreprise au milieu des cargos du CAC 40. Elle est une invitée régulière des dîners du Siècle, où se côtoient politiques de tout bord et patrons d’entreprise. « Dans l’intérêt de sa boîte, elle sait être bien vue bien au-delà de son monde. Elle sait parler au Medef, écouter et se faire apprécier », observe Maxime de Rostolan. « C’est dans ces lieux que se dirige la planète, c’est enrichissant de me plonger dans cette réalité dans laquelle notre société est encore ancrée », explique la start-upeuse.
Dans un pays où la politique a perdu de son éclat, Lucie Basch est convaincue que c’est l’entrepreneuriat qui pourra inventer un « futur souhaitable et désirable » où écologie et économie sont compatibles.
[Source: Le Monde]