Au Cameroun, le système Biya, à bout de souffle et fragilisé, tient toujours
L’économie du pays est à l’arrêt, la corruption endémique, les postes-clés du régime sont occupés par des vieillards. Et pourtant, malgré la colère, le système du président, installé depuis 1982, se maintient.
Le barrage hydroélectrique de Nachtigal, au centre du Cameroun, n’est-il pas l’allégorie du « biyayisme », cette construction monolithique et dysfonctionnelle bâtie autour de la personne de Paul Biya ? L’indéboulonnable président de la République, 92 ans, dont 43 ans au pouvoir, dans un pays où l’âge médian est de 18 ans, a été réélu, lundi 27 octobre, pour un huitième mandat, selon des chiffres officiels fortement contestés par son rival, Issa Tchiroma Bakary.
En gestation depuis des décennies, le barrage était prometteur, dimensionné pour couvrir 30 % des besoins énergétiques du pays. Mais, tout comme le régime du président le plus âgé du monde, il est au bord du gouffre, victime d’une gouvernance gérontocratique déliquescente.
L’ouvrage hydroélectrique est bien là, barrant les chutes de Nachtigal, ainsi dénommées en mémoire de Gustav Nachtigal (1834-1885), Reichskommissar (« commissaire impérial ») chargé d’asseoir la colonisation allemande au Cameroun et au Togo. Les sept groupes de turbines, d’une capacité de 420 mégawatts, sont en ligne. Mais depuis l’inauguration de l’édifice en juillet 2023, il n’y a pas de câbles, ou presque, à la sortie, pour transporter l’énergie produite jusqu’aux domiciles des Camerounais ou faire tourner les usines.
Le groupe Nachtigal Hydro Power Company – dont EDF est actionnaire à 40 % –, chargé de l’exploitation du barrage, est au bord de la faillite à cause, notamment, des défauts de paiement de son principal client, Eneo, l’opérateur public (ex-Société nationale d’électricité du Cameroun) surendetté. Selon la dernière étude de l’Institut national de la statistique du Cameroun consacrée au sujet, 60,2 % des foyers sont électrifiés (moins de 30 % en milieu rural). Ce taux a progressé de moins de 2 % entre 2014 et 2021, alors que le potentiel hydroélectrique du pays est colossal.
Affidés et obligés
Bref, le barrage tourne à vide. Tout comme le « biyayisme », qui ne porte plus de projets d’envergure capables d’attirer les capitaux et la technologie nécessaires au développement et à la résorption d’un chômage endémique. L’économie est à l’arrêt, rongée par un taux de corruption qui classe le pays à la 140e place sur 180, selon le rapport de l’ONG Transparency International de 2024, et une gouvernance à bout de souffle.
La gestion des affaires publiques est complexe dans un pays mosaïque où l’on recense quelque 260 langues différentes et encore plus d’ethnies. Paul Biya maîtrise cet art. Chef suprême, il orchestre les nominations jusqu’au plus bas niveau administratif, dans le but de donner à chaque groupe l’impression de participer à la gestion du pays et surtout d’accéder aux prébendes, par roulement.
Cette science institue le principe de la division pour mieux régner : organiser une concurrence entre les personnes d’un même clan en favorisant l’un, avant de le menacer de le remplacer par quelqu’un de la même famille. Il n’y a pas de recherche d’efficacité par méritocratie, mais plutôt de création d’une classe d’affidés et d’obligés.
Or, depuis plusieurs années déjà, le système est grippé. Atteint par l’âge, le « capitaine » ne connaît plus dans le détail le réservoir humain dans lequel piocher. L’ascenseur social est à l’arrêt dans tous les domaines. « Quelle perception Paul Biya se fait-il de son pays et de la société camerounaise, dès lors qu’il ne parle même plus à son premier ministre ? A-t-il encore les moyens pour exercer un pouvoir quasi absolu ? », s’interroge un diplomate étranger, en soulignant l’opacité de fonctionnement d’un système où le secrétaire général de la présidence détient la délégation de la signature présidentielle.
Classe de gérontocrates
Ces questions sont d’autant plus sensibles qu’elles dépassent la personne de Paul Biya. C’est toute une classe de gérontocrates qui vieillit avec lui. La dernière campagne électorale l’a exposé crûment. Jusqu’à l’indécence. Ainsi, à Maroua, dans le nord du pays, il a fallu faire taire Cavayé Yeguié Djibril, 85 ans. Troisième personnage de l’Etat en tant que président de l’Assemblée nationale (depuis 1992), il livrait devant les caméras de la télévision nationale, retransmettant en direct l’unique meeting électoral du chef de l’Etat, un discours divagant et incohérent.
Il y a aussi les images du président du Conseil constitutionnel, Clément Atangana, 84 ans, ânonnant les résultats de la présidentielle avant de se laisser filmer un verre de champagne à la main, pour fêter l’événement. Que dire de Martin Mbarga Nguélé, le chef de la police, 93 ans au compteur, à peine plus vieux que Marcel Niat Njifenji (91 ans), président du Sénat depuis 2013, ou que le chef d’état-major de l’armée, René Claude Meka (86 ans). Entre autres exemples.
Mais rien n’indique que le président, qui aurait 99 ans à la fin de ce huitième mandat, décidera de rajeunir les structures de l’Etat. Ou qu’il changera de méthode, voire qu’il réformera le régime en créant, par exemple, un poste de vice-président. En attendant, le dernier conseil des ministres remonte à 2019. Le congrès du Rassemblement démocratique du peuple camerounais, le parti au pouvoir présidé ad vitam par Paul Biya, date d’avant encore.
« Pas de savoir-faire révolutionnaire »
Pourtant, si l’architecture vacille sur ses fondements, elle tient encore debout tant que la clé de voûte Paul Biya demeure. « Plus qu’un système, le “biyayisme” est un état d’esprit. Le moindre baron n’imagine pas ce qu’il serait sans Biya », observe le sociologue Stéphane Akoa. Au moment de son arrivée au pouvoir, Ronald Reagan présidait les Etats-Unis et Leonid Brejnev l’Union soviétique. Difficile d’imaginer son absence.
Cette dernière victoire électorale diffère pourtant des précédentes. La grogne point jusque dans l’armée, touchée par des retards de solde et l’absence de promotions. Un nombre important de casernes a ainsi voté pour le candidat de l’opposition. Mais l’appareil répressif demeure. Le pays, d’ailleurs, ne s’est pas embrasé, alors qu’une grande partie des électeurs d’opposition et des observateurs étrangers sont persuadés qu’Issa Tchiroma Bakary a gagné le scrutin. « Les Camerounais n’ont pas de savoir-faire révolutionnaire et les politiques ne sont pas outillés pour soulever les villes, mais la colère est grande », ajoute Stéphane Akoa.
Et chaque jour davantage, jusque dans les rangs du pouvoir, on doute de la capacité de Paul Biya de pouvoir y répondre. Les défis – pas seulement socio-économiques – sont pourtant majeurs. Les régions anglophones et séparatistes du Nord-Ouest et du Sud-Ouest (le « NOSO ») affichent un calme trompeur, imposé par la force publique. L’Extrême-Nord reste vulnérable aux intrusions des groupes islamistes basés au Nigeria voisin. C’est l’unité même du pays qui est en jeu. Une unité menacée dont le président rabâche pourtant à longueur de slogans qu’il en est le meilleur garant.
[Source: Le Monde]