« Aucun d’entre nous ne compte ses sous à la fin du mois » : dans la bulle des louveteaux français de Wall Street

Les jeunes en volontariat international dans la finance à New York profitent d’un train de vie plus que confortable, au diapason de la culture ultracapitaliste dans laquelle ils baignent.

Déc 4, 2025 - 11:42
« Aucun d’entre nous ne compte ses sous à la fin du mois » : dans la bulle des louveteaux français de Wall Street
CLARA DUPRÉ

Pour nous aider à le repérer dans la foule de Midtown, un quartier de Manhattan, Arnaud (les prénoms des personnes citées ont été modifiés pour préserver leur anonymat), 25 ans, plaisante au téléphone : « Je suis habillé en financier typique. » Fausse bonne idée : dans le nouveau quartier de la finance de New York, les banques recrachent toutes les mêmes silhouettes clonées. Doudoune légère, AirPods vissés aux oreilles, pantalon bleu nuit fuselé. Difficile de le repérer grâce à cette seule description.

C’est là que se situent tous les gratte-ciel des grandes banques françaises, la « SoGé », comme les jeunes financiers aiment à rebaptiser la Société générale, mais aussi BNP Paribas et le Crédit agricole. Le tout à quelques pas de la dernière arrivée du quartier, la tour J.P. Morgan – l’une des banques américaines les plus cotées –, fièrement perchée sur ses échasses de bronze. Fidèle à son autodescription, Arnaud finit par apparaître, sourire tranquille, mains dans les poches de sa fine doudoune bleu marine. Il est loin le temps où, émerveillé, il levait systématiquement la tête vers les buildings qui fendent le ciel. Dorénavant, c’est d’un pas assuré qu’il foule la 52e Rue. Un an maintenant qu’il vit à New York et effectue sa mission comme analyste en financement structuré au Crédit agricole, grâce à un contrat de volontariat international en entreprise (VIE). Une formule encadrée par l’Etat français par le biais de l’agence Business France, conçue pour promouvoir à la fois l’emploi des jeunes et le développement des entreprises françaises à l’étranger.

Ça faisait longtemps qu’Arnaud en rêvait : « Les appartements avec leurs murs en brique rouge, l’effervescence de New York, et bien sûr tous les clichés des films sur le monde de la finance aux Etats-Unis », avoue-t-il. Alors, pour lui, c’était New York ou rien. Après un cursus à Skema Business School, il repère une annonce sur le site de Business France et postule. Quatre très longs entretiens plus tard, le poste est à lui. Direction New York pour un an, avec une indemnité financière d’environ 6 000 dollars par mois (environ 5 200 euros).

Business, business, business

D’emblée, Arnaud veut lever un malentendu : « On pense toujours que je suis venu ici pour l’argent. Et, quand je le dis, personne ne me croit… Mais moi, je suis un vrai passionné de finance », précise-t-il. Il tient aussi à rappeler que, dans ce secteur d’activité, « les Américains gagnent jusqu’à trois fois nos salaires français ». De quoi, estime-t-il, relativiser la somme confortable qu’il perçoit de la part de Business France. En contrepartie d’une exonération de charges sociales, l’entreprise verse tous les mois le montant de l’indemnité à l’agence française, qui reverse ensuite l’argent au jeune en VIE. A New York, où la vie est particulièrement chère (il faut compter entre 1 300 et 1 500 dollars par mois pour une chambre en colocation), la somme versée aux volontaires est en effet l’une des plus élevées du barème établi par Business France. Elle se compose d’une indemnité commune, identique dans tous les pays (772,87 euros par mois depuis janvier 2024), et d’une indemnité géographique, régulièrement réévaluée pour coller aux réalités locales et au taux de change. A New York, cette seconde indemnité fait grimper le total à 5 118 euros, soit près de 6 000 dollars. A cela s’ajoute souvent une aide au logement fournie par l’entreprise. A titre de comparaison, un jeune en VIE à Sydney touche environ 3 336 euros par mois.

Arnaud, qui hésite encore à s’installer durablement à New York après son VIE, jure que ce n’est pas la perspective d’un gros salaire qui l’a attiré, mais plutôt « l’aubaine d’avoir un point d’accès au marché de la finance américain ». Attiré par la culture d’entreprise, qu’il décrit en trois mots (« business, business, business »), le jeune homme vante les mérites de cette mentalité « straight to the point » (« droit au but ») sans s’encombrer des « lourdeurs administratives françaises ».

Comme lui, chaque année, des milliers de jeunes choisissent cette voie. Frédéric Rossi, directeur Amérique du Nord de Business France, précise que l’on compte à peu près 30 000 candidatures et alertes activées sur le site de Business France pour les Etats-Unis, pour une offre de 1 500 postes en tout sur le territoire américain, et 600 à New York. Les Etats-Unis sont donc le deuxième pays le plus demandé (après la Belgique), avec une majorité de VIE dans la finance ou le luxe à New York. Pour candidater, trois conditions : être français ou ressortissant de l’Espace économique européen, avoir entre 18 et 28 ans au moment de la demande, et présenter un casier judiciaire vierge.

Pour l’ami d’Arnaud qui nous rejoint au pied de son building, Oscar, 25 ans, en VIE à BNP Paribas, la question financière n’a pourtant rien d’anecdotique. « Parfois, je suis presque choqué que l’Etat français nous fournisse autant d’argent, ça ne me dérangerait pas de gagner un peu moins », avoue-t-il, en insistant sur le fait que l’indemnité perçue n’est soumise ni aux cotisations sociales ni à l’impôt. Autre avantage : le VIE reste un contrat français. La couverture santé est donc assurée par Business France.

« Un stage doré »

Oscar sourit : « Aucun VIE ne compte ses sous à la fin du mois. » Au contraire : beaucoup d’entre eux arrivent même à épargner, dans l’une des villes les plus chères du monde. C’est le cas pour Gaspard, actuellement en VIE au Crédit agricole. A 24 ans, il est titulaire d’un master « ingénierie du risque : finance et assurance » obtenu à l’université Paris-I Panthéon-Sorbonne. Débarqué à New York en septembre, il a profité de l’occasion pour ouvrir un Livret d’épargne populaire. « Ici, j’ai un pouvoir d’achat largement supérieur à ce que j’aurais eu en sortant de l’école en France »,avoue celui qui arrive à mettre 1 500 euros de côté par mois. Il le sait : en rentrant à Paris, « il va falloir revoir [ses] prétentions ». Et pour cause, le train de vie américain qu’il mène actuellement est assez luxueux.

La bande d’amis enchaîne les voyages, profitant de leurs deux jours et demi de congé accumulés chaque mois, un privilège face aux deux semaines annuelles dont disposent la plupart des salariés américains. Guatemala, Hawaï, Porto Rico… Les destinations défilent. « C’est un stage doré », résume Gaspard, en évoquant le faible niveau de responsabilités professionnelles qui pèsent sur leurs épaules. «  C’est vrai qu’en un an, on te fait faire des choses qui ne sont pas les plus responsabilisantes du monde », admet-il. Pourtant, aucun regret pour le jeune homme. Lorsqu’on lui demande son meilleur souvenir new-yorkais, il cite sans hésiter, entre deux sorties dans des clubs de jazz, ces soirées business où l’on se retrouve à serrer la main de tradeurs de J.P. Morgan, sur un rooftop (« toit-terrasse ») vitré avec vue sur l’Empire State Building.

Aussi intense que soit l’expérience américaine, les volontaires le reconnaissent : le milieu de la finance new-yorkais n’a rien à voir avec celui qu’ils ont connu en France. « C’est très capitaliste comme mentalité, le travail crée un style », explique Gaspard, en prenant comme exemple la polaire Patagonia floquée avec le nom de la banque qu’il a reçue en arrivant. « Il y a ce truc des finance bros, ces types qui bossent de 9 heures à 21 heures et qui filent ensuite à la salle de sport », décrit-il, alors qu’il assure s’efforcer de ne pas tomber dans ce cliché. Pour éviter d’être happés par cette culture, Arnaud et Oscar revendiquent une vie très communautaire entre jeunes Français volontaires.

« C’est vrai qu’on ne se mélange pas trop, on est un peu une secte… », reconnaissent-ils. La plupart vivent regroupés dans le quartier de Williamsburg, à Brooklyn, et sortent majoritairement entre eux, cultivant un certain entre-soi. Les « promos » de VIE sont formées dès leur arrivée sur le sol américain par le biais de groupes Facebook et WhatsApp.« On est quand même bien entre Français. On se comprend mieux, c’est naturellement plus simple, ça demande moins d’efforts », résume Gaspard. Mais cette bulle a ses défauts. « C’est vrai qu’on traîne tellement entre nous qu’on se compare beaucoup… Ça devient un peu le concours de celui qui sort le plus, qui fait le plus de choses, quitte à tomber dans des excès », confient les deux garçons au pied des buildings, avec un budget qui grimpe facilement à 150 dollars par sortie.

Cette vie en vase clos est renforcée par les recommandations de Business France, qui encourage les nouveaux arrivants à se loger dans des cohabs, sortes de grandes maisons transformées en espaces de coliving, standardisés et modernes, avec home cinéma intégré, rooftop avec barbecue et laverie (Il faut compter 2 000 dollars de loyer pour une chambre ). Mathéo, 24 ans, en VIE finance au Crédit agricole, vit dans l’une de ces cohabs : « C’est assez difficile de se faire des amis américains », confie-t-il, soulignant à son tour l’entre-soi français très présent. A la fin du VIE, le même scénario se répète : dans « 70 à 80 % des cas, les jeunes sont recrutés ensuite par leur société », assure le directeur Amérique du Nord de Business France. Encore faut-il respecter une carence d’une quarantaine de jours pour pouvoir rester aux Etats-Unis et refaire un visa. Un dilemme se pose alors : se faire embaucher à New York et continuer à gagner beaucoup d’argent, ou rentrer en France auprès des leurs, loin de l’effervescence de « la ville qui ne dort jamais ».

[Source: Le Monde]