Vols de bombardiers et concerts annulés : la crise s’étend entre la Chine et le Japon
Les Etats-Unis ont finalement affiché leur soutien militaire au Japon, en réaction à des exercices militaires sino-russes, alors que Donald Trump avait d’abord semblé défendre la cause de la Chine en appelant Tokyo à ne pas se mêler de la question de Taïwan.
Bien qu’encore très maîtrisées, les démonstrations de force montent d’un cran, un mois après l’ouverture d’une crise diplomatique entre la Chine et le Japon. Depuis que la nouvelle première ministre japonaise, Sanae Takaichi, a déclaré, le 7 novembre, en réponse à la question d’un élu de l’opposition, qu’une attaque sur Taïwan « représenterait une menace existentielle pour le Japon », Pékin ne cesse de hausser le ton. Les propos de Sanae Takaichi signifient en effet que l’Archipel envisagerait d’intervenir militairement en cas d’attaque ou de blocus chinois contre Taïwan, en appui d’une éventuelle intervention américaine.
La crise a pris une nouvelle dimension samedi 6 décembre lorsque des chasseurs J-15 du porte-avions chinois Liaoningont verrouillé à deux reprises leurs radars sur des avions japonais, une posture menaçante. Le porte-avions, l’un des trois dont dispose la Chine, a récemment franchi un détroit au sud de l’île d’Okinawa et mène des entraînements dans le Pacifique, dans un contexte diplomatique délétère. Les avions japonais avaient décollé en urgence d’Okinawa, sur fond d’accusations mutuelles de provocations.
Puis mercredi, la Russie et la Chine qui, sans s’être engagées dans une alliance militaire, n’ont cessé de se rapprocher ces dernières années, ont procédé à une démonstration de leur unité. Deux bombardiers russes Tu-95, des appareils capables d’emporter des charges nucléaires, ont survolé la mer du Japon pour rejoindre deux bombardiers chinois H-6 en mer de Chine orientale, pour un vol conjoint au large du sud de l’Archipel, a révélé Tokyo. Ils sont aussi entrés dans la zone d’exclusion aérienne sud-coréenne, contraignant Séoul à protester, alors même qu’elle s’efforce, depuis l’élection en juin du démocrate Lee Jae-myung, de renouer des liens distendus avec Pékin.
Ambiguïtés américaines
Derrière cette mise à l’épreuve de Tokyo, Pékin, soutenu par Moscou, testait aussi les Etats-Unis, jusque-là restés très en retrait alors que Donald Trump semble s’attacher à la stabilisation de sa relation avec la Chine. Après avoir lancé, en avril, une surenchère de droits de douane contre l’empire du Milieu et subi ses représailles sous la forme d’une suspension des livraisons de terres rares chinoises et des achats de soja américain, Donald Trump a rencontré Xi Jinping le 30 octobre, en marge d’un sommet en Corée du Sud. Le dirigeant chinois lui fait miroiter d’autres sommets en 2026.
Si Pékin avait mis huit mois pour accepter un appel téléphonique, après le retour du milliardaire républicain à la Maison Blanche, les présidents des deux premières puissances se sont parlé le 24 novembre un peu plus de trois semaines après s’être vus en Corée. Xi Jinping, qui avait laissé de côté la question taïwanaise lors du sommet de Busan, en a cette fois fait le sujet principal de l’appel, expliquant que « le retour de Taïwan à la Chine est une partie intégrante de l’ordre international d’après-guerre ». La diplomatie chinoise insiste aussi ces dernières semaines auprès de ses interlocuteurs occidentaux – américains mais aussi français ou allemands – sur le rôle passé de la Chine contre le militarisme japonais, dans une tentative d’isoler le Japon.

Le lendemain de l’appel, le 25 novembre, Donald Trump a eu Sanae Takaichi au téléphone et a souligné avec elle l’importance de maintenir des relations sino-japonaises stables, comme pouvait l’espérer Pékin. Selon l’hebdomadaire nippon Bunshun, Donald Trump a dit en substance à la première ministre japonaise : « Ne vous mêlez pas de la question taïwanaise » – ce que le gouvernement japonais a démenti.
Cette attitude est révélatrice des ambiguïtés américaines dans la région. Dans un contexte où Washington veut partager le fardeau de la sécurité régionale face à la montée en puissance chinoise, le sous-secrétaire du Pentagone chargé de la politique de défense, Elbridge Colby, avait demandé au début de l’été aux plus proches alliés des Etats-Unis en Asie-Pacifique, notamment au Japon et à l’Australie, davantage de clarté sur le niveau d’implication qu’ils seraient prêts à assumer en cas de crise sur Taïwan. C’est précisément ce qu’a fait Sanae Takaichi, mais elle n’a pas été payée en retour. Selon le Financial Times, Tokyo s’est montré frustré du peu de soutien public de la part des Etats-Unis et l’ambassadeur japonais à Washington, Shigeo Yamada, s’en est ouvert au gouvernement américain.
Pas de rampe de sortie
Mais les vols conjoints de bombardiers stratégiques chinois et russes ont fini par faire réagir les Américains. Les forces aériennes japonaises et américaines ont mené, jeudi, leurs propres « exercices tactiques » au-dessus de la mer du Japon. Ils ont impliqué deux bombardiers américains B-52 et six chasseurs nippons pour, selon Tokyo, « réaffirmer la forte détermination à empêcher les changements unilatéraux par la force du statu quo ».
Il n’y a pas de rampe de sortie de crise en vue : Sanae Takaichi refuse de céder à la demande chinoise de retirer sa déclaration. « Taïwan est une question territoriale, un sujet sur lequel la Chine ne peut faire aucune concession, ce qui signifie que le conflit risque fort de s’éterniser et de s’intensifier », redoute Naoto Saito, spécialiste de la Chine chez Daiwa Securities, qui estime que les relations sino-japonaises sont au plus bas depuis la crise de 2012 autour des îlots disputés Senkaku-Diaoyu.
Pékin avait vu avec scepticisme l’arrivée en octobre de Sanae Takaichi à la tête du gouvernement japonais. Cette nationaliste, révisionniste historique et critique virulente du Parti communiste chinois, s’était rendue à Taïwan en avril et y avait rencontré le président Lai Ching-te. La Chine a choisi de frapper fort après son évocation d’une intervention en soutien à Taïwan également pour dissuader d’autres pays de prendre des engagements en ce sens alors qu’elle n’a de cesse de dénoncer le risque d’une « OTAN antichinoise », qui pourrait s’unir contre elle autour des Etats-Unis en cas de guerre à Taïwan, réduisant les chances de succès de ses opérations. « Il faut couper cette sale tête qui s’immisce dans nos affaires », a écrit le consul général chinois à Osaka, Xue Jian, le 8 novembre.

La Chine depuis a appelé ses ressortissants à éviter de voyager au Japon et a découragé ses étudiants de partir sur un campus de l’Archipel. Le nombre de vols entre les deux premières économies d’Asie a été considérablement réduit et les réservations de groupes de touristes chinois au Japon se sont effondrées mais sans parvenir à nuire à Mme Takaichi dans les sondages, l’opinion japonaise appuyant le soutien à Taïwan et ayant une image négative du surtourisme chinois.
Des sorties de films et de nombreux concerts d’artistes japonais ont été annulés. A Shanghaï, le son et la lumière ont été coupés en plein concert de l’interprète de la musique du générique du dessin animé One Piece, Maki Otsuki, tandis que la pop star Ayumi Hamasaki a chanté devant une salle de 14 000 places vides après que les organisateurs chinois ont annoncé l’annulation de son concert.
[Source: Le Monde]