Face à la multiplication des scandales agroalimentaires, une génération d’étudiants désenchantée

Alors que le secteur attire de moins en moins de jeunes, les futurs ingénieurs agronomes cherchent leur voie, entre idéaux et pragmatisme.

Nov 23, 2025 - 11:43
Face à la multiplication des scandales agroalimentaires, une génération d’étudiants désenchantée
A l’Ecole nationale supérieure en agronomie et industries alimentaires de Nancy, en 2021. CÉDRIC JACQUOT/L'EST RÉPUBLICAIN/MAXPPP

On en était resté au discours tonitruant prononcé il y a trois ans par huit étudiants d’AgroParisTech lors de leur cérémonie de remise de diplôme. Leur appel à déserter l’agro-industrie aurait pu créer une onde de choc durable. D’autant que les scandales sanitaires ont continué à éclater, année après année. Pourtant, malgré la multiplication des crises, l’esprit de révolte semble plutôt s’émousser dans les écoles d’agronomie.

Théo Gangloff avait tout juste 10 ans quand a éclaté le « chevalgate », début 2013. Cinquante mille tonnes de viande de cheval vendues pour du bœuf dans 16 pays européens, dont 800 tonnes en France. Un véritable séisme pour l’enfant dont les grands-parents exerçaient alors le métier d’agriculteur, tandis que ses parents dirigeaient une biscuiterie artisanale spécialisée dans les bredele – ces fameux biscuits traditionnels alsaciens. « Après le scandale, je me souviens m’être mis à douter de tout ce que je mangeais, que ce soit à la cantine ou au restaurant, raconte-t-il. J’avais peur d’être moi aussi trompé. »

Douze ans plus tard, le voilà pourtant étudiant en deuxième année de cursus ingénieur à l’Ecole nationale supérieure en agronomie et industries alimentaires (Ensaia), au sein de l’université de Lorraine, à Nancy. Il a choisi d’effectuer sa formation en alternance chez Nestlé Waters, éclaboussé quelques mois plus tôt par une affaire de tromperie. La filiale du géant suisse a reconnu avoir eu recours à des techniques de filtration interdites pour purifier ses eaux. Pourtant, cela n’a pas arrêté Théo. « Quand je suis arrivé, en septembre 2024, l’entreprise avait arrêté ce procédé, assure-t-il. A mes yeux, l’affaire était donc close. »

Rentrer dans le rang

Un déni assez classique chez les fils et filles d’agriculteurs. « Beaucoup vivent ces affaires comme des attaques contre leur monde, constate François Allard-Huver, maître de conférences en sciences de l’information et de la communication à l’Université catholique de l’Ouest, à Angers. En réponse, ils défendent leurs pratiques, leur savoir-faire, leur rapport aux animaux. »

Et les autres, comment vivent-ils les scandales qui émaillent l’actualité ? « Il y en a toujours une poignée qui sont dans une forme de rejet global du système, mais leur révolte se traduit plus par des choix individuels que par des coups d’éclat, note François Allard-Huver. Elle peut les conduire, par exemple, à se réorienter vers la nutrition ou à s’engager dans des ONG ou des structures plus éthiques. »

Certains choisissent au contraire de rentrer dans le rang. Plus par obligation que par réelle conviction. « Il y a trois ans, l’embellie post-Covid qui s’était amorcée dans l’emploi des cadres sup avait créé une forme d’euphorie qu’on n’avait plus connue depuis la crise de 2008, rappelle l’enseignant-chercheur. Les jeunes diplômés avaient alors pu imposer certaines de leurs conditions : télétravail, RSE [responsabilité sociale des entreprises]… » Aujourd’hui, le contexte est moins porteur. Résultat, les valeurs ont tendance à passer au second plan.

Au milieu de ces deux tendances, la majorité des étudiants oscille entre questionnement et envie d’agir. « Ils ne nient pas les problèmes, affirme François Allard-Huver. Ils ne les réduisent pas non plus à des affabulations de militants. Ils s’interrogent sur les pratiques agricoles et l’impact des produits sur nos sociétés. » Han Chen, 23 ans, a été particulièrement marquée par les épisodes de la salmonelle dans les Kinder et par celui des pizzas contaminées par la bactérie E. coli. « Ce sont des drames “bêtes” liés à une vigilance insuffisante, s’anime la jeune femme, en deuxième année à AgroParisTech. Si les contrôles et les normes avaient été correctement appliqués, les contaminations auraient pu être évitées. Il y a forcément eu un maillon faible dans la chaîne. »

Inscrite en deuxième année à l’Ecole nationale vétérinaire, agroalimentaire et de l’alimentation de Nantes-Atlantique (Oniris), Lucie Pionnier, 22 ans, se montre plus mesurée. « En tant qu’humain, on ne peut pas rester insensible face à de tels drames, témoigne-t-elle. Mais en tant qu’élève ingénieur, on doit aussi essayer de comprendre ce qui a pu se passer, quelles étapes ont pu pécher. »

« Transparents et factuels »

A charge pour les écoles de faire de la pédagogie. « Dans une crise alimentaire, on pointe immédiatement l’industriel, ce qui est normal, souligne Benoît Grossiord, enseignant-chercheur à Bordeaux Sciences Agro. Mais parfois, le problème relève du transport, de la conservation, voire de la cuisson. Les étudiants n’ont pas toujours ce recul. Dans la formation, nous rappelons donc que, lorsqu’un incident survient, il faut chercher les causes plutôt que de désigner un coupable trop rapidement. L’enjeu est de les rendre plus curieux et plus critiques vis-à-vis des informations qu’ils entendent. »

Certains profs n’hésitent pas à aborder les problèmes plus frontalement. « En cours, on ne “tape” pas sur l’industrie, mais on essaie d’être transparents et factuels, nuance Vincent Hardy, enseignant en qualité à UniLaSalle, à Beauvais. On parle des controverses quand il y en a. On explique la situation, les dangers, les évolutions réglementaires, ainsi que les recommandations des autorités sanitaires. » Face à l’actualité, l’école a même fait le choix d’adapter ses programmes. La fraude alimentaire – le fait de mentir sur un produit, en modifiant sa composition, en substituant un ingrédient par un autre moins cher ou en changeant son origine ou son espèce – représente aujourd’hui un cours à part entière, alors qu’elle était à peine évoquée il y a quelques années.

De son côté, l’école d’ingénieurs de Purpan, à Toulouse, mise beaucoup sur la pratique pour aborder les risques et les fraudes dans la chaîne alimentaire. « A partir de la troisième année, nous organisons des “bousculades bienveillantes” », explique Hélène Tormo, enseignante-chercheuse en agro-alimentaire. Les étudiants préparent des dossiers sur des controverses comme les OGM ou la pollution par les nitrates, puis échangent avec des dirigeants sur les pratiques à risque. En quatrième et cinquième années, ils réalisent des audits dans des entreprises pour identifier les dangers potentiels et proposer des améliorations.

A l’Isara, école d’ingénieurs en agronomie, agroalimentaire et environnement à Lyon, les enseignements en qualité ne sont abordés qu’à partir de la quatrième année par des études de cas. La cinquième année est davantage tournée vers la mise en application, avec des projets d’innovation et un jeu de rôle sur la gestion de crise. « Les élèves doivent représenter une entreprise qui va connaître une crise sanitaire », détaille Alexia Lafarge, enseignante et consultante en qualité, sécurité des aliments et RSE.

Crise d’attractivité

L’objectif est de les préparer à devenir acteurs de leur secteur. C’est ce qu’une grande majorité d’entre eux attend, à l’image d’Aude Chevalier, fraîchement diplômée de l’Isara. « Pour moi, les crises ne sont pas des freins, mais plutôt des défis qui me donnent envie de m’engager », confie la jeune femme de 22 ans.

Le hic, c’est qu’ils sont de moins en moins nombreux à vouloir tenter l’aventure. « Alors que nos concours sont historiquement sélectifs, on n’arrive pas à remplir nos cursus, s’alarme Laurence Deflesselle, directrice générale d’Oniris. Pourtant, l’agroalimentaire est le premier employeur industriel en France, avec 450 000 salariés. » Les scandales sanitaires ne sont pas seuls en cause. Il y a aussi une question de salaires et de méconnaissance des métiers. Pour y répondre, écoles publiques et privées sous contrat ont décidé, pour la première fois, d’unir leurs forces et de répondre ensemble à l’appel à manifestation d’intérêt France 2030 Compétences et métiers d’avenir, un programme qui vise à accélérer l’adaptation des formations aux besoins de compétences de certains secteurs. Le but : rendre plus visibles ces filières dès le collège.

Reste à trouver les bons arguments pour faire rêver les jeunes. « Je pense que nous, futurs ingénieurs, pourrons vraiment faire bouger les lignes, notamment avec le développement des intelligences artificielles », insiste Hanane Abderrazak, 23 ans. L’étudiante en 3e année à l’Ensaia demeure toutefois lucide. Les jeunes diplômés ne changeront pas le système agro-industriel à eux tout seuls. « Il faudra que les industriels, le gouvernement et la société dans son ensemble se mobilisent pour construire un avenir plus juste et durable », previent-elle. Dans un contexte économique tendu, le principe de réalité semble bel et bien avoir pris le pas sur les idéaux chez les futurs professionnels de l’agro.

[Source: Le Monde]