« Il est mon frère, mon meilleur ami, mon confident » : comment certaines fratries se soudent avec les années

Une fois émancipés de leurs parents, les frères et sœurs sont libres de s’éloigner des dynamiques familiales de leur enfance et de construire un lien qui convient aux adultes qu’ils sont devenus. Ce n’est pas toujours simple, ni souhaité. Mais si structurant.

Déc 14, 2025 - 08:37
« Il est mon frère, mon meilleur ami, mon confident » : comment certaines fratries se soudent avec les années
Guillaume Martily (à droite) rend visite à son frère Amilcar (à gauche), chez ce dernier, à La Chapelle-sur-Erdre (Loire-Atlantique), en octobre 2025.PHOTO PERSONNELLE

Ils se surnomment « Guigu’ » et « Amil » et, entre ces deux frères, il suffit d’un mot, d’une intonation, d’un regard pour savoir l’humeur de l’autre. « Nous avons une telle densité de vécu, on se connaît mieux l’un l’autre que quiconque », lance Guillaume Martily, 36 ans, musicien et scénariste à Nantes. « On est indissociables, confirme Amilcar, 40 ans, ancien handballeur et urbaniste en reconversion à Bordeaux. Il est mon frère, mon meilleur ami, mon confident. »

Enfants, ils ont construit leur monde imaginaire pour fuir l’ennui de leur village normand et les « tempêtes » du couple parental. Dans leur chambre commune, ils créent des villages en Lego, improvisent des jeux dans le cerisier du jardin et, chaque été, ils partent à l’aventure sur les terres antillaises familiales. Adultes aux parcours et caractères bien distincts, les frères se retrouvent sur l’humour, la constance du soutien et une capacité à dialoguer sans tabou ni gravité. Leur lien aurait pu s’affaiblir à travers le temps, en raison de la distance, des épreuves et des déceptions. Il s’est révélé indéfectible.

Chassons d’emblée toute comparaison empreinte d’envie : les fratries soudées sont minoritaires. Une sur cinq. Un ratio établi par la docteure en psychologie de l’enfance Olivia Troupel-Pezet dans une thèse publiée en 2006. Elle parle de « fratries consensuelles », caractérisées par « un haut niveau de coopération et peu d’opposition ». La majorité des relations fraternelles ou sororales, soit trois sur cinq, seraient « contrastées », mêlant autant de synergies que de querelles. Viennent ensuite les « conflictuelles » (8,7 %) et les « tranquilles » (5 %), aux liens ténus, voire inexistants.« Les frères et sœurs sont les grands oubliés du roman familial, constate l’universitaire. Très peu d’outils existent pour évaluer ces relations. » Pourtant, ce lien fait d’ambivalences et de « cycles de développement » va influencer d’autres types de liens. « Il est un laboratoire social », affirme l’universitaire.

Guillaume et Amilcar ont vécu une période dissonante à l’adolescence, marquée par la séparation houleuse de leurs parents. En conflit avec son père, l’aîné part en internat. Le week-end, il se réfugie dans le sommeil, chez un copain ou dans les compétitions de handball. Esseulé, le cadet se réfugie dans sa bulle. « Je grandissais, j’avais des choses à partager, mais il n’était pas présent », se remémore Guillaume. « Je m’en suis voulu, quand j’ai compris ce qu’il avait vécu », regrette Amilcar, qui lui a demandé pardon. Indépendant depuis ses 18 ans, l’aîné a, lui aussi, eu quelques griefs envers son frère, déplorant l’« immaturité » de l’étudiant en pharmacie soutenu matériellement par leurs parents et incapable de « tenir un appartement ». « On s’est retrouvés quand j’ai abandonné ce rôle de grand frère et qu’il a évolué de manière plus adulte », analyse le Bordelais. Aujourd’hui, ils planchent même sur un projet de podcast ensemble.

« On a cassé nos schémas familiaux »

Il a fallu bien plus de temps à Matthieu, 30 ans, start-upeur installé à Vancouver (Canada), et à sa sœur, Laurie, 33 ans, psychologue en Gironde (tous deux souhaitent rester anonymes), pour tisser un lien d’attachement. Leur éducation est marquée par « les disputes, l’agressivité et les claques » de leurs parents, qu’ils reproduisent entre eux et avec Thomas, le jumeau du cadet. « On réglait nos conflits en se tapant, Matthieu était gentil, donc c’était notre bouc émissaire », assume, attristée, Laurie.

Après le divorce des parents, elle part chez sa mère, puis change de région. Les frères sont confiés à leur père. Matthieu s’exilera en Océanie, Thomas sera le seul à rester. Cet éloignement permettra aux deux premiers de se construire, de « devenir meilleurs » et, ensuite seulement, de se rencontrer. De loin en loin, ils avancent l’un vers l’autre, jusqu’au retour en France de Matthieu, qui s’installe trois mois chez sa sœur. « Un déclic » pour l’un comme pour l’autre. « C’était super, on cuisinait ensemble, on dansait, on chantait. Et on a commencé à résoudre nos conflits », relève le frère. « On a cassé nos schémas familiaux en communiquant beaucoup sans se juger, en apprenant à comprendre nos vécus respectifs d’enfants, complète Laurie. J’étais honteuse de mon comportement passé, je me suis excusée. On ne nous avait pas appris à être soudés. »

La transformation n’a pas eu lieu avec Thomas. « Avec lui, il y a pas mal de conflits. Nos valeurs et nos façons de fonctionner sont parfois aux antipodes », assure Laurie. Plus nuancé, Matthieu se réjouit de voir son jumeau « mieux dans sa vie », mais le contact reste laborieux : « Il répond peu aux messages. » Aujourd’hui, 8 000 kilomètres séparent le Canadien de sa sœur, mais leur complicité s’est renforcée autour de valeurs et de centres d’intérêt communs. Matthieu est devenu le parrain de la fille de Laurie. Ils s’appellent chaque semaine et essaient de se voir une fois l’an. Leurs selfies chargés de malice ont remplacé les albums photos décolorés de l’enfance. Qu’adviendra-t-il de cette relation construite sur le tard ? « Rien n’est figé, mais ce qu’on a créé est solide », répond l’aînée. « J’ai perdu des amis en voyageant, car on change, et les liens se défont, poursuit le cadet. Même si on s’éloigne, ma sœur et moi, je l’aurai toute ma vie. »

Autrice du livre Frères et sœurs, des liens à soigner (Erès, 2024), la psychologue familiale et universitaire belge Stéphanie Haxhe reçoit en thérapie des fratries, qu’elle appelle « adelphies », un terme non genré. « Certains viennent soigner un traumatisme ou s’inquiètent pour l’un d’entre eux. D’autres se querellent sur la mise en Ehpad de leurs parents ou s’interrogent sur leur relation au décès de leurs parents, détaille-t-elle. On sait qu’on se construit par rapport à la relation avec nos parents. On mesure moins le rôle des frères et sœurs », observe-t-elle. La différence d’âge, de genre, l’arrivée d’un demi-frère, la maladie d’un enfant et l’attitude parentale ont un impact sur la relation, assurent les spécialistes de « cet impensé social », dixit Stéphanie Haxhe. Elle a observé quelques critères aidants : la valorisation du lien par les parents, leur capacité à soutenir son autonomie en cadrant les conflits sans les empêcher.

« Le socle de nos vies »

Leur propre expérience va servir de modèle à leur descendance. « Je voulais transmettre mes valeurs familiales à mes enfants et j’ai compris que mon exemple participait à créer leur lien », témoigne Mathilde, 39 ans, assistante sociale à Mont-de-Marsan, aînée d’une fratrie soudée de quatre : deux sœurs de 36 et 32 ans et un frère de 22 ans qui a « une place un peu spéciale mais tout aussi forte ». Eux-mêmes ont grandi entourés de cousins, d’oncles et de tantes. « La famille est le socle de nos vies, lâche Mathilde, qui parle au nom de sa fratrie. Les événements de chacun, nous les ressentons en nous-mêmes. Les épreuves qu’ils vivent peuvent me tordre les tripes, même si cela s’atténue en vieillissant. »

Les grandes histoires de fratries ont toutes leur météo. « On n’est pas obligé d’aimer son frère ou sa sœur », rappelle le psychiatre Robert Neuburger. Mais qu’on le chérisse, qu’on l’ignore ou qu’on le rompe, ce lien sera le plus long de notre vie, au-delà de nos parents.

[Source: Le Monde]