A Bucarest, un réseau de chauffage vétuste : « Si on compare à d’autres capitales européennes, on a l’impression d’être cinquante ans en arrière »

Dans la capitale roumaine, le réseau municipal construit sous le communisme prive des centaines de milliers d’habitants d’eau chaude et de chauffage. Une modernisation de grande ampleur est en cours, mais « par portions ».

Déc 10, 2025 - 10:43
A Bucarest, un réseau de chauffage vétuste : « Si on compare à d’autres capitales européennes, on a l’impression d’être cinquante ans en arrière »
A Bucarest, le 18 mars 2023. DANIEL MIHAILESCU / AFP

En cette fin novembre, cela fait quatre jours que Bogdan Orodel, 31 ans, n’a plus d’eau chaude ni de chauffage dans son appartement de deux pièces, au 6ᵉ étage d’un immeuble construit sous le régime communiste. Pour se laver, il remplit une grande casserole d’eau qu’il chauffe sur la plaque de gaz, avant de verser le tout dans une large bassine verte. A Bucarest, chacun y va de ses techniques : bouilloire, achat d’un chauffe-eau ou même brûleurs constamment allumés pour chauffer la pièce.

D’ailleurs, cet article est rédigé pendant une coupure à la suite d’un problème sur une canalisation. Par chance, la voisine a une chaudière individuelle au gaz, et une salle de sport n’est jamais loin en cas de dernier recours. Ces salles en profitent, car nombreux sont les Bucarestois qui y prennent un abonnement − s’ils peuvent se le permettre − pour avoir accès à une douche chaude.

Avec ses 1 000 kilomètres de canalisations primaires, qui partent de quatre centrales thermiques alimentées au gaz, ainsi que ses 2 800 kilomètres de tuyaux secondaires, le réseau de chauffage urbain de Bucarest est le deuxième plus grand d’Europe, après celui de Moscou. Ce système centralisé dessert plus de la moitié des quelque 2 millions d’habitants, ainsi que des entreprises et des institutions publiques. Mais ces canalisations vieillissent. Certaines n’ont pas été changées depuis le début de la construction du réseau, dans les années 1960 : l’eau fuit − jusqu’à 2 400 tonnes sont perdues par heure − et les tuyaux se fissurent régulièrement.

« Honnêtement, je crois qu’on est devenus tellement blasés qu’on ne s’en offusque plus, se résigne Bogdan. Mais c’est vrai que si on compare à d’autres capitales européennes, on a l’impression d’être cinquante ans en arrière. » Cet été, près de la moitié du réseau a été stoppée après une avarie majeure. Quelques centaines de milliers de personnes se sont retrouvées sans eau chaude pendant près de deux semaines. Heureusement, il faisait chaud. Mais l’hiver, c’est une autre histoire, surtout quand le thermomètre descend régulièrement en dessous de zéro. Pour certains, cela rappelle l’époque communiste, où les coupures de chauffage étaient fréquentes.

Des travaux tributaires des financements et subventions

Au centre-ville, devant la Maison du peuple, construite à la fin des années 1980 sous la dictature de Ceausescu, un chantier est à l’œuvre pour remplacer les canalisations. L’édifice gigantesque, qui abrite le Parlement, est le deuxième plus grand bâtiment administratif au monde et le plus gros consommateur de chauffage de la capitale. Des tuyaux flambant neufs sont disposés sur le trottoir. De l’autre côté, de vieilles canalisations rouillées qui ont été remplacées.

Jusque-là victime de sous-investissements, c’est sous l’impulsion de l’ancien maire de la ville Nicusor Dan, élu président en mai, que des financements ont été trouvés pour réparer le réseau. En plus des subventions de la mairie et du gouvernement, des fonds européens engagés en 2021 aideront à remplacer 200 kilomètres du réseau primaire. A cette heure, près de 46 % sont achevés. « Cela a pris du retard, mais dans quelques années, tout sera rénové si les investissements restent constants », soutient, devant le chantier, Adela Ciudoescu, directrice de la Compagnie municipale thermo-énergétique de Bucarest (CMTEB), chargée de la distribution.

Ces travaux ne peuvent toutefois pas se faire d’un seul coup, mais « par portions », explique la directrice, car, pendant toute la durée de remplacement des canalisations, les habitants doivent avoir accès à l’eau chaude, qui passe alors par un autre chemin. Ainsi, ces chantiers sont ralentis l’hiver pour assurer « un débit nécessaire pour le chauffage ».

Le 7 décembre, les Bucarestois ont voté pour des municipales anticipées. Le sujet du chauffage urbain a fait partie des priorités présentées lors de la campagne. Les candidats, comme le vainqueur, le libéral Ciprian Ciucu (Parti national libéral, PNL), ont tous promis de poursuivre les réparations.

« Une sorte d’impasse où personne ne veut agir »

Pour Mihnea Catuti, analyste à l’Energy Policy Group (EPG), il faut aller plus loin et trouver d’autres solutions pour que ce réseau, certes moins polluant que des chaudières individuelles mais « surdimensionné », soit plus efficace et moins coûteux en énergies fossiles. Par exemple, utiliser la géothermie ou même des pompes qui récupèrent la chaleur des eaux usées.

Mais pour l’expert, difficile aussi de contrer certains blocages politiques, car le système est géré par deux entités différentes : le réseau de distribution par la CMTEB et les centrales thermiques par l’entreprise Elcen, qui appartient au ministère de l’énergie. « Trouver une convergence politique entre les deux institutions est compliqué, surtout si elles ne sont pas du même bord politique », poursuit Mihnea Catuti, qui réclame une unification du système.

Surtout que la mairie s’endette en assurant plus de la moitié des subventions. Le tarif payé par les ménages pourraient être augmenté, mais cela coûterait cher politiquement. « Il y a une sorte d’impasse où personne ne veut agir », déplore l’analyste, pour qui les solutions mentionnées pourraient aussi réduire la facture finale, comme c’est déjà le cas dans d’autres villes du pays.

L’autre enjeu pour le prochain maire sera de combattre la corruption et les conflits d’intérêts, qui touchent aussi les décisions politiques dans ce secteur. Un procès est d’ailleurs en cours contre l’ancien directeur d’Elcen, arrêté en septembre pour avoir reçu des milliers d’euros de pots-de-vin pour le compte d’une entreprise privée.

[Source: Le Monde]