Laïcité à l’école : une génération d’élèves mieux formée mais plus critique
Plus sensibilisés que les générations précédentes, les élèves français remettent aussi plus volontiers la laïcité en question, notamment au nom de la liberté individuelle, jusqu’à, parfois, percevoir l’interdiction des signes religieux à l’école comme une punition. Pour leurs enseignants, la clé de la transmission reste le dialogue.
Alors que les établissements scolaires s’apprêtent à fêter les 120 ans de loi de 1905, les élèves du XXIe siècle acceptent-ils moins le principe de laïcité que les générations précédentes ? Les équipes pédagogiques des établissements partagent souvent un même constat, contrasté : la jeunesse possède une meilleure connaissance du concept, mais elle va de pair avec l’expression de plus de réticences.
Les travaux du CNAM-Cnesco, en 2020, sur « l’évaluation des attitudes citoyennes des collégiens et des lycéens » ont permis de montrer les bases solides des jeunes, dépeints comme les « champions européens de la laïcité » : d’après cette étude sur un échantillon de 16 000 élèves, « 73 % des élèves de 3e considèrent que la neutralité et l’indépendance de l’Etat vis-à-vis des religions favorisent, plutôt ou tout à fait, la démocratie ».
Si la jeunesse sait de quoi elle parle, c’est parce qu’elle est formée : depuis l’affaire des foulards de Creil, en 1989, à chaque fois que le débat public s’est enflammé sur la question, l’Etat a réagi en étoffant les programmes. A l’arrivée, « dans le programme du socle commun, en histoire-géographie-éducation morale et civique, on cite les mots “laïcité” ou “laïque” plus d’une vingtaine de fois, rappelle l’historien Ismaïl Ferhat. Il y a une vraie imprégnation, les jeunes d’aujourd’hui sont plus au courant du principe laïque que les générations précédentes. »
Au courant, donc, mais parfois rétifs. En réalité, les deux sont liés. « Les élèves connaissent mieux, donc ils contestent plus, relève Audrey Chanonat, responsable du collège au SNPDEN, syndicat des chefs d’établissement en faveur des lois et règlements encadrant la laïcité scolaire (loi de 2004 sur le port de signes religieux, note de service de 2023 sur les abayas). Mais tout dépend de ce qu’on appelle contester. Dans la majorité des cas, les jeunes posent des questions parce qu’ils ont mal compris. »
Le refus des personnages de sorcière
Les contestations d’enseignement sont-elles nombreuses ? Une enquête de victimation réalisée en 2022 par les chercheurs Benjamin Moignard et Eric Debarbieux, sur un échantillon de 8 851 enseignants, situe ce chiffre à « près de 16 % des enseignants qui signalent avoir été confrontés à une remise en cause de leurs contenus en lien avec la religion », l’écrasante majorité assurant que cela arrive « rarement » – seuls 3,7 % indiquent que cela arrive « souvent ou très souvent ».
Une évolution éclaire aussi les contestations : si la société dans son ensemble a tendance à se séculariser, les jeunes qui pratiquent une religion le font de manière plus rigoriste que leurs aînés, avec des « marqueurs très clairs », pour reprendre les mots du chercheur Ismaïl Ferhat, qui varient d’une religion à l’autre. Chez les musulmans, c’est la question du foulard et du vêtement en général qui aimante les débats. Chez les évangéliques ou les catholiques, les enseignants vont plutôt être confrontés à des propos virulents sur l’homosexualité, sur la théorie de l’évolution, voire, pour les premiers, au refus d’étudier des contes et légendes impliquant un personnage de sorcière.
« Vous avez deux catégories d’élèves qui contestent, résume ainsi Iannis Roder, qui enseigne l’histoire dans un collège de Seine-Saint-Denis. D’un côté, les élèves qui vivent leur religion comme une identité, ceux qui sautent au plafond parce qu’on leur fait étudier un tableau de la Renaissance ou la théorie de l’évolution. La deuxième catégorie, imprégnée d’un soft power anglo-saxon très puissant, considère que chacun fait comme il veut. »
Dans un monde globalisé, la jeunesse est en effet plus exposée à une conception de la liberté religieuse centrée sur la liberté individuelle. « Quand les élèves viennent nous dire qu’en Angleterre, on a le droit de porter son foulard dans l’établissement, on leur explique que ce modèle-là pose d’autres questions et que nous, on défend l’idée de pouvoir vivre tous ensemble », insiste par exemple Carole Zerbib, proviseure d’un lycée du 13e arrondissement de Paris et référente laïcité pour le SNPDEN.
« Loi contre l’islam »
Une autre différence générationnelle est soulignée par Charles Mercier, professeur d’histoire contemporaine à Bordeaux et coauteur du livre Les Jeunes et leur laïcité (Presses de Sciences Po, 290 pages, 16 euros) : « Les plus jeunes n’ont pas forcément la vision d’une contrainte, le rapport traumatique qui peut exister chez certains baby-boomeurs ayant subi des cours de catéchisme. » En somme, en perdant son caractère obligatoire, la religion est devenue un choix personnel.
De même, la jeunesse, qui a grandi dans une plus grande diversité, « comprend mieux les jeunes musulmans et leurs motivations intérieures », assure le chercheur. La loi de 2004 sur le port de signes religieux, qui s’applique avant tout à des jeunes filles musulmanes, a « déplacé l’impératif de neutralité de l’Etat vers les citoyens », selon Charles Mercier, en leur faisant porter la responsabilité d’une forme de discrétion religieuse. Cette loi est, depuis son origine, davantage contestée par la jeunesse que par les générations plus âgées.
Dans une « enquête auprès des lycéens sur la place des religions à l’école et dans la société » réalisée par l’IFOP pour la Licra en 2021 sur un échantillon de 1 006 personnes représentatives de la population lycéenne, 37 % des répondants considéraient que cette loi discrimine l’islam. En isolant les réponses des lycéens qui sont eux-mêmes musulmans, cette proportion monte à 81 %.
« Circule quand même l’idée que cette loi est contre l’islam, abonde Fabien Pontagnier, professeur d’histoire qui vient de quitter la Seine-Saint-Denis pour la Savoie. Les élèves opposent 1905 et 2004, et ont tendance à percevoir la laïcité comme un principe coercitif. D’où l’intérêt de revenir sur la loi de 1905 pour rappeler qu’elle a aussi été contestée. Dans les archives du Gard ou de l’Ariège, on voit bien que les inventaires des biens de l’Eglise se sont faits sous les yeux d’une foule menaçante. Revenir à ça permet de sortir des émotions. »
L’école est, enfin, à la fois le lieu où l’on apprend le principe de laïcité et où l’on en fait l’expérience pour la première fois. Pour cette raison, comme l’a démontré la sociologie scolaire, « la contestation de la laïcité s’inscrit souvent dans une expérience dégradée de l’institution, insiste Ismaïl Ferhat. Un élève musulman qui a de bonnes notes, même s’il n’est pas d’accord avec la loi de 2004, ne va pas contester le cadre. C’est l’élève en difficulté, en crise avec l’école, qui va se mettre en opposition ». C’est pourquoi l’essentiel est de ne jamais « fermer la discussion », défend Fabien Pontagnier, qui constate que ses élèves actuels « s’interrogent moins » que ceux qu’il avait à Stains (Seine-Saint-Denis), « y compris parce qu’ils vivent moins d’injustices ». Il ajoute : « Je l’ai toujours vu comme une vitalité. S’interroger sur le sens des lois, c’est positif. »
Iannis Roder insiste également sur le travail, toujours à recommencer, d’explication du sens de la laïcité scolaire, soit « l’idée que l’école va proposer une émancipation du carcan familial ». Un projet rendu difficile, selon plusieurs enseignants et chercheurs que nous avons interrogés, par l’absence de mixité, qui fait que certains élèves « tournent en rond » dans un écosystème fermé, et que certains tombent des nues en apprenant que la majorité de Français ne pratiquent aucune religion.
[Source: Le Monde]