Dans le nord d’Haïti, les paysans unissent leurs forces pour lutter contre la sécheresse et le changement climatique

Après deux décennies de sécheresses intenses qui menaçaient leur activité, les paysans de la plaine de Maribahoux, lassés de l’incurie du gouvernement haïtien, ont entrepris de construire un canal pour irriguer ce bassin rizicole de 12 000 hectares. Un an et demi après l’arrivée de l’eau dans les champs, les résultats sont tangibles.

Déc 7, 2025 - 13:06
Déc 7, 2025 - 13:07
Dans le nord d’Haïti, les paysans unissent leurs forces pour lutter contre la sécheresse et le changement climatique
Une partie du travail de renforcement de la berge autour de l’ouvrage du canal sur la rivière Massacre, à Ouanaminthe (Haïti), le 10 mai 2025. PIERRE MICHEL JEAN/K2D

D’un pas alerte, bottes en caoutchouc aux pieds, Guillaume Josaphat parcourt, un dimanche ensoleillé d’octobre, ses rizières boueuses de la plaine de Maribahoux, petit bassin agricole de l’extrémité nord-est d’Haïti, à quelques minutes à moto de la ville frontalière de Ouanaminthe. « Ce champ sera prêt à être récolté dans trois semaines », constate le propriétaire de cette exploitation de 4 hectares, qui longe la République dominicaine, en désignant une parcelle aux épis encore verts.

A perte de vue, des rizières, des champs de maïs, des cultures maraîchères, des bananeraies, des bosquets de manguiers et des troupeaux de vaches se succèdent, séparés par des rigoles d’irrigation rectilignes où coule une eau couleur d’argile. Difficile d’imaginer qu’il y a seulement deux ans, ce bocage verdoyant de quelque 12 000 hectares était en train de péricliter en raison de l’aridité croissante.

Alors que jadis les deux saisons pluvieuses annuelles – de septembre à janvier puis d’avril à juin – étaient régulières et rythmaient le travail des champs, ces dernières décennies, les précipitations sont devenues de plus en plus imprévisibles, et des périodes de sécheresse inhabituellement longues et intenses ont fait leur apparition. « Le changement climatique a frappé la région très durement : cette zone était devenue un désert. Nous étions désespérés », raconte Guillaume Josaphat. « Les rivières étaient à sec. On ne trouvait pas d’eau pour nos animaux », se remémore l’affable agriculteur de 60 ans, qui a passé toute sa vie dans ce coin de l’île d’Hispaniola, des deux côtés de la frontière. Et pour les paysans pauvres de la région, le forage de puits ne pouvait pas résoudre durablement ce problème, compte tenu du coût des pompes et du carburant.

Les travaux financés surtout grâce aux dons

Du point de vue d’Evens Emmanuel, vice-recteur à la recherche et à l’innovation à l’université Quisqueya, à Port-au-Prince, la modification du régime des pluies dans cette région d’Haïti est une conséquence probable du dérèglement climatique. Ce pays insulaire des Caraïbes « est classé parmi les pays les plus vulnérables » au changement climatique, rappelle le chercheur, qui se réfère à des rapports des Nations unies et du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat. Du fait de son dynamisme démographique, Haïti est confronté au risque d’une « pénurie absolue d’eau » avec une « répartition inégale » de la ressource sur cette grande île montagneuse, ajoute le professeur Emmanuel.

Après plusieurs années de vaches maigres, les paysans de la plaine de Maribahoux réclamaient la construction d’un canal d’irrigation alimenté par l’eau de la rivière Massacre, le petit fleuve côtier dont les méandres dessinent le nord de la frontière entre Haïti et la République dominicaine. Le projet était initialement soutenu par le gouvernement haïtien. Les travaux démarrent en 2013, mais avancent poussivement, par à-coups, jusqu’à l’arrêt total du chantier, en 2021, en raison de l’assassinat du président Jovenel Moïse.

Le président du comité du canal de Ouanaminthe, Mackendy Josaphat, sur le site de construction du bassin de rétention d’eau en aval dudit canal, à Ouanaminthe, en Haitï, le 13 mai 2025.

Au bout de deux ans de flottement, les associations d’agriculteurs, qui défendent les intérêts des quelque 5 000 paysans de la région, décident alors de terminer elles-mêmes le canal : un ouvrage principal de 2,7 kilomètres de long, en maçonnerie, qui achemine l’eau de la rivière vers la plaine de Maribahoux, et se ramifie ensuite en un dense réseau de canaux secondaires. « En août 2023, nous avons commencé à creuser. C’était un travail collectif : des milliers de personnes sont venues participer bénévolement », explique Mackendy Josaphat, l’un des fils de Guillaume Josaphat. « J’ai participé comme tout le monde : j’ai fait du ferraillage, de la maçonnerie », illustre cet agriculteur de 38 ans, élu, en mars, président du comité de supervision du canal.

Les travaux ont été financés par les paysans, mais surtout grâce aux dons des Haïtiens de la diaspora, qui suivaient la progression de ce konbit – forme traditionnelle d’entraide dans les campagnes haïtiennes – sur les réseaux sociaux.

« Maintenant, je fais trois récoltes par an »

La construction du canal a provoqué des tensions avec la République dominicaine : en signe de protestation, le pays voisin a fermé la frontière durant plusieurs semaines, arguant que ce projet violait les clauses d’un traité bilatéral de 1929 et augmentait les risques d’inondation sur les rives du cours d’eau frontalier. Ces mesures de rétorsion prises par Saint-Domingue ont galvanisé les paysans, tandis que le gouvernement haïtien, empêtré dans une grave crise politique et sécuritaire, a renoncé à intervenir. « Le comportement inapproprié du président dominicain [Luis Abinader] a réveillé l’âme haïtienne », résume Jacques-Sauveur Jean, propriétaire d’une ferme rizicole de 50 hectares à Mérande, hameau de la commune voisine de Ferrier, en aval de Ouanaminthe.

Depuis mars 2024, l’eau de la rivière Massacre irrigue les champs de la plaine de Maribahoux. Les effets n’ont pas tardé à se faire sentir. « Avant, on pouvait produire 1 ou 2 tonnes par hectare, et en plus, on perdait beaucoup de récoltes », indique Jacques-Sauveur Jean. « Avec l’irrigation, nous arrivons à produire 2 à 3 tonnes par hectare », poursuit cet homme d’affaires de 58 ans.

« Maintenant, je fais trois récoltes par an, alors qu’avant, nous n’avions qu’une récolte annuelle », se félicite Rochenel Paulimus, propriétaire de 4 hectares de rizières et de plantations arboricoles à Ferrier. Grâce à l’augmentation de ses revenus, ce cultivateur de 50 ans a pu s’acheter une moto, pour 150 000 gourdes (environ 990 euros) payées comptant. « Je n’avais qu’une bicyclette », dit ce père de famille, qui peut désormais payer à temps les frais de scolarité de ses enfants.

Le succès du canal de Ouanaminthe fait des émules dans la région et ailleurs dans le pays. A Malfety, hameau de la commune côtière de Fort-Liberté, située à une demi-heure de route de la frontière, un autre ouvrage, long de 1,5 kilomètre, est en cours de construction par des paysans locaux selon la même méthode de travail collectif du konbit. « Nous allons irriguer plus de 7 000 hectares de terres », annonce avec enthousiasme l’ingénieur Claude Louis, casque de chantier sur la tête. A condition, toutefois, que les travaux puissent redémarrer. « Le chantier est bloqué depuis plusieurs jours car on manque de sable, de gravier et de ciment », concède le coordinateur des travaux.

Les paysans de la plaine de Maribahoux ne sont pas au bout de leurs peines pour autant. « Le canal n’est pas terminé : nous avons besoin de construire des bassins de rétention, d’installer des vannes pour réguler le débit, des gabions pour protéger les berges du risque d’éboulement, énumère Mackendy Josaphat, face à la rivière Massacre. Nous sommes en saison pluvieuse et il faut faire des travaux de maintenance. L’aide du gouvernement reste indispensable. L’Etat nous a promis 500 millions de gourdes [3,28 millions d’euros], mais on n’a toujours rien reçu. »

Vue partielle du canal de Malfety dans la commune de Fort-Liberté. Ici, les travaux sont à l’arrêt en attendant de réunir l’argent pour pouvoir les reprendre, HaÏti, le 22 octobre 2025.