« Tu fais quoi dans la vie ? » : le « small talk », source d’anxiété pour les jeunes diplômés
Le malaise ressenti quand la question surgit dans les conversations raconte tout ce qui se joue pour une génération qui connaît bien souvent un début de vie professionnelle précaire.
Les parents de Saphia (le prénom a été modifié) lui disent souvent qu’elle se pose trop de questions. « Beaucoup plus qu’eux au même âge », précise la jeune femme de 24 ans, diplômée de Sciences Po, analyste en politiques publiques à Paris. Au centre de ses interrogations existentielles, on trouve ses choix professionnels et d’orientation. Que suis-je en train de construire ? Suis-je utile à la société, pas trop déconnectée ? Depuis le début de son master de recherche, Saphia s’est demandé à chaque étape si elle était au bon endroit, alignée avec ses valeurs. Elle en est ainsi venue à redouter ces small talks de soirée, lorsque l’inévitable question tombe : « Et toi, tu fais quoi dans la vie ? »
« C’est ton premier contact avec quelqu’un, et en même temps c’est une question qui peut être une source de questionnements hyper personnels », analyse-t-elle. Dans la conversation, l’autre devient un miroir où se reflètent ses propres doutes. Saphia se sent obligée de justifier la cohérence de son parcours, anticipe ce que l’on pourra penser d’elle, se dévalue. Pourtant, elle a pris du recul depuis ses premiers stages. Elle se rend compte qu’elle est aujourd’hui capable de donner du sens à chacun de ses choix. « Je comprends mieux mon cheminement, et donc qui je suis. »
A travers les choix professionnels et de formation se dessine en effet la construction d’une identité. « C’est une question embarrassante, parce qu’elle est très exposante, relève Isabelle Olry-Louis, professeure émérite de psychologie à l’université Paris-Nanterre. “Tu fais quoi dans la vie”, c’est un peu : “Qui es-tu ?” “Quel est ton avenir ?” » Entre les études supérieures et le premier emploi, l’identité des jeunes diplômés se recompose, il s’agit d’une « période de flottement », explique la chercheuse. « On quitte ce qu’on a été, ce qu’on a connu, pour aller vers quelque chose d’autre, qu’on ne connaît pas encore très bien. »
Réorientations express
Si les liens complexes entre travail et identité ne sont pas le fait de la génération Z – née entre la fin des années 1990 et le début des années 2010 –, on lui prête des caractéristiques propres dans son rapport au monde professionnel, note Isabelle Olry-Louis. « Le fait de chercher plus de sens au travail, d’avoir plus d’exigences en matière d’articulation entre vie personnelle et vie professionnelle, ou encore de faire preuve de plus d’indépendance à l’égard des organisations », explique la professeure de psychologie.
D’une manière générale, elle observe « beaucoup de questionnements personnels », signes d’une « exigence en termes de valeurs ». En conséquence, les carrières de ces professionnels devraient être moins « monolithiques » que celles des générations précédentes. « Il me semble que ce qui change, c’est la rapidité avec laquelle les jeunes décident aujourd’hui de réorienter leur parcours », remarque la psychologue. Elle souligne que la décision de se faire accompagner en vue d’une reconversion est prise plus précocement, avec un recours à des coachs et la réalisation de bilans de compétences parfois « tout juste à la sortie des études ».
Joséphine (qui n’a pas souhaité donner son nom de famille), 24 ans, a fait une longue césure à la fin de ses études de management. Pendant un an et demi, elle travaillait comme serveuse à temps plein, hésitant un temps à tout arrêter pour se lancer dans la restauration. « Je ressentais que les gens recevaient la nouvelle d’une autre manière que si j’avais dit que j’étais business developer ou marketing manager », analyse-t-elle. Ils n’imaginent pas qu’elle puisse continuer dans cette voie, s’en inquiètent. « Tu vas faire autre chose, quand même ? », entend-elle à plusieurs reprises.
Rangée dans une case
Etre serveuse, adopter cette identité, lui permet de mesurer à quel point un travail donne une « valeur » variable aux yeux des autres : « Celui qui te le demande veut savoir quel est ton salaire, ton niveau social, comment tu te places dans la société. » Avec cette question vient donc l’impression d’être rangée dans une case, d’autant plus quand cette case n’est pas celle qu’attend son entourage.
Car les conditions objectives d’entrée des jeunes sur le marché du travail se sont dégradées, avec des durées d’insertion dans l’emploi stable de plus en plus longues. En 2019, plus de la moitié des jeunes de moins de 25 ans en emploi étaient en CDD, en intérim, en contrat aidé ou en apprentissage, contre moins de 20 % au début des années 1980. « Dans ce contexte, la question “qu’est-ce que tu fais dans la vie ?” peut renvoyer à des conditions d’emploi qui ne sont pas sécurisantes, ni économiquement ni socialement », relève Maëlezig Bigi, sociologue du travail au Conservatoire national des arts et métiers.
C’est le cas d’Athéna Alfonsi, 25 ans, en recherche d’emploi depuis quelques mois après un master en communication. Si elle se présente « assez naturellement » comme étant au chômage lorsqu’on lui demande ce qu’elle fait dans la vie, elle n’en ressent pas moins le « poids du jugement » de certains de ses interlocuteurs. Même si elle se sent tout à fait en phase avec la voie qu’elle a choisie – « la communication, c’est qui je suis », souligne-t-elle.
Athéna considère que l’absence de travail, et ce que cela renvoie d’elle, influe sur ses interactions et relations sociales.« C’est ça qui me dérange en ce moment : je ne me retrouve pas dans la société, je ne trouve pas le rôle que j’ai à jouer. Et, du coup, je me sens un peu perdue. » Si elle ne décroche pas un emploi dans la communication dans les prochains mois, la jeune femme envisagera une reconversion.
Reconnaissance sociale
Car, contrairement à ce que l’on pourrait penser en entendant certains discours sur les jeunes qui se détacheraient du travail, celui-ci reste pour cette nouvelle génération un pilier fondamental de l’épanouissement. Comme le montre une enquête d’avril de l’Institut Montaigne sur les jeunes et le travail, la « satisfaction liée à l’emploi » reste « le facteur le plus fortement et positivement associé à la satisfaction de vie ». La prévalence de la question du travail dans nos interactions montre aussi qu’en France le travail reste le principal marqueur de reconnaissance sociale. « Plus que dans d’autres pays en Europe, nous considérons que le travail est important ou très important, relève Maëlezig Bigi. Et les jeunes ne se distinguent pas de leurs aînés de ce point de vue. »
En revanche, plus les travailleurs sont jeunes, moins ils sont susceptibles de souhaiter exercer le même métier jusqu’à leur retraite, comme le met en évidence la dernière enquête « Conditions de travail » de la Dares, le service statistique rattaché au ministère du travail. En 2019, 65 % des actifs de moins de 30 ans ne se sentaient pas capables d’occuper le même emploi jusqu’à la fin de leur vie professionnelle. « Ça peut refléter de moins bonnes conditions de travail pour les jeunes que pour leurs aînés, et aussi certainement un enjeu de sens », analyse la sociologue.
Pour Jacques (le prénom a été modifié), analyste financier en CDI dans une grande banque française depuis quelques mois, se présenter par son métier est simplement « normal », puisqu’on y passe la grande majorité de son temps. « Si on était à 100 % dissocié de ce qu’on fait littéralement 80 % du temps, ce serait horrible », juge le jeune homme de 24 ans, comme en clin d’œil à la série Severance, dans laquelle la conscience des salariés est scindée en deux, entre vie personnelle et professionnelle. Sa vie étant centrée de toute façon autour de son travail à large amplitude horaire, ses sujets de conversation autres « se raréfient un petit peu », avoue-t-il.
Au milieu de ses questionnements sur l’épanouissement dans le travail, Saphia s’est néanmoins demandé si l’on ne pouvait pas simplement envisager de connaître les gens autrement que par ce biais. Selon la jeune femme, chacun devrait plutôt commencer à demander aux personnes qu’il rencontre ce qu’elles aiment faire dans la vie. « Si tu aimes ton travail, tu en parles, si tu aimes un sport, tu en parles, et je trouve que c’est une meilleure entrée en matière. »
[Source: Le Monde]