Les séducteurs professionnels de jeunes touristes, ou comment amour et jeux de pouvoir se mêlent sous les tropiques
La chercheuse Juliette Roguet a enquêté sur les relations amoureuses qui se nouent entre des voyageuses occidentales et des Péruviens, dans le cadre d’un système très organisé. Son livre, « Jouir de l’exotisme », vient de paraître aux éditions La Découverte.
Au cours d’un voyage au Pérou, Juliette Roguet, alors étudiante en sociologie, a noué une relation amoureuse avec un Péruvien. Elle a ensuite découvert qu’il était un « brichero » (un séducteur professionnel) et que ce type d’histoires n’avait rien d’exceptionnel. Au contraire, que c’était un vrai système, qui obéissait à des codes, des stratégies… en vue de susciter des dons d’argent de la part des touristes occidentales.
Elle a ainsi enquêté sur ces séducteurs professionnels de jeunes voyageuses, et soutenu une thèse de sociologie à ce sujet, dont est issu le livre Jouir de l’exotisme, paru le 6 novembre (La Découverte, 235 pages, 22 euros).
Ecrit à partir d’une vingtaine d’entretiens avec des Européennes de 20 à 40 ans, avec des dizaines de bricheros, et au travers de deux ans d’immersion à Lima, Cuzco ou Arequipa, l’ouvrage analyse ce qui se joue dans ces relations entre des touristes et des locaux. Quand les amants ne jouent pas à armes égales, et que les jeux de pouvoir entre hommes et femmes sont renversés.
Des hommes qui tentent de séduire des femmes touristes… Cela semble vieux comme le voyage. Pourquoi est-ce un sujet d’enquête, et pourquoi au Pérou ?
Au Pérou, il existe dans les villes touristiques des groupes d’hommes dont le but est de séduire des voyageuses en vue d’obtenir diverses contreparties. Je suis partie de cette pratique codifiée et répandue au Pérou du bricherismo, pour montrer comment, derrière une relation amoureuse ou sexuelle, se jouent des rapports de genre, de classe, de race.
Si mon terrain d’étude est le Pérou, ce sont des dynamiques qu’on observe ailleurs dans le monde, en Equateur, en Thaïlande, à Zanzibar, à Cuba… Là où il y a des touristes et une population locale avec un fort différentiel de niveaux de vie.
Pouvez-vous nous raconter comment fonctionnent ces bricheros ?
Les bricheros sont apparus au Pérou dans les années 1980, alors que le pays était en proie à un très lourd conflit armé, mais qu’il commençait aussi à s’ouvrir au tourisme. A l’époque, l’objectif de ces jeunes hommes était de séduire des femmes pour émigrer.
Quand le tourisme s’est massifié, lors des années 1990-2000, le bricherismo a évolué. Désormais, il s’agit de séduire des femmes pour bénéficier de contreparties, mais en restant sur place : relations sexuelles, repas au restaurant, nuits à l’hôtel, cadeaux, virements d’argent… Les relations qui débouchent sur une émigration existent toujours, mais sont rares.
La plupart de ces bricheros ont par ailleurs d’autres occupations : ils vendent des bijoux en macramé dans la rue, sont guides touristiques. Ils vivent dans les hostels pour « backpackers », là où ils peuvent rencontrer des touristes.
Quelles sont les stratégies de ces bricheros pour séduire ces touristes occidentales, et pourquoi cela marche-t-il ?
Pour séduire celles qu’ils appellent les gringas, les bricheros ont des techniques de drague très codifiées, qui se basent sur la mise en valeur du néo-indianisme. Ils vont surjouer l’exotisme indien, la spiritualité inca, car cela correspond aux attentes des touristes qui viennent au Pérou. Ils vont raconter les mythes andins, parler de la Pachamama, de l’ayahuasca, car ils savent que ces jeunes femmes qui voyagent au Pérou sont souvent attirées par ce côté ésotérique. Ils ont aussi des discours adaptés à chaque nationalité, ce sont de fins observateurs. Ensuite, ils vont enrober cela d’un discours romantique, sur la rencontre, deux destinées faites l’une pour l’autre, etc.
Tout cela se déroule dans un contexte où les femmes blanches, au Pérou, sont extrêmement valorisées. Aussi, celles qui voyagent là-bas ont l’impression d’être, dans les yeux des hommes, des déesses. Dans les bras d’un brichero, beaucoup m’ont dit qu’elles ne se sont jamais senties aussi valorisées, belles, désirables. Elles se sentent donc puissantes… Et cela est aussi accentué par leur pouvoir d’achat, décuplé par rapport à la population locale.
Cette situation de domination, combinée à celle du voyage, produit un effet libérateur. Loin du regard de leurs amis, de leurs familles, ces jeunes femmes peuvent se lâcher. Elles m’ont toutes raconté qu’elles avaient eu des expériences sexuelles libératrices avec leur brichero – plusieurs m’ont dit avoir éprouvé pour la première fois du plaisir.
Mais ces femmes, plutôt marquées à gauche, CSP+ et diplômées, n’ont pas envie de se trouver classifiées comme des Blanches venant consommer de l’exotisme d’une manière néocoloniale. Alors, pour compenser cet inconfort, sur lequel les bricheros savent très bien appuyer, elles vont donner de l’argent. Elles vont inviter, faire des cadeaux : c’est une manière pour elles de se déculpabiliser de cette position de domination, dont elles n’ont pas l’habitude.
C’est donc une forme de tourisme sexuel, mais jamais dit comme tel…
En effet, l’échange marchand n’est jamais explicité. Aussi, contrairement à d’autres destinations marquées « tourisme sexuel », ces femmes ne partent jamais dans cet objectif au Pérou, et n’associent pas cette destination à un imaginaire érotique.
Mais le dénominateur commun de toutes ces femmes, c’est que, même si elles se sont fait un peu « arnaquer », elles en parlent comme de jolies histoires, qui deviennent un élément de réussite de leur voyage.
[Source: Le Monde]