L’affaire de violences sexuelles que le ski français n’a pas voulu voir pendant des années

Des jeunes skieuses, toutes mineures au moment des faits, brisent l’omerta sur le harcèlement sexuel qu’elles ont subi de la part de Joël Chenal, vice-champion olympique de ski devenu entraîneur.

Juil 4, 2025 - 07:29
L’affaire de violences sexuelles que le ski français n’a pas voulu voir pendant des années

« C’était un Dieu vivant dans la station. Alors quand, à l’hiver 2012, il m’a contactée, moi la gamine de La Rosière mal dans sa peau, j’ai été flattée, je me suis sentie unique. Je n’ai pas vu le mal, ni les vingt-sept ans d’écart. Mais ensuite, j’ai compris. Que je n’étais pas la seule. Qu’il avait fait ça à d’autres filles, et qu’il avait pu le faire parce qu’il avait été protégé par des tas de gens pendant toutes ces années. Qu’à La Rosière [commune de Montvalezan, Savoie]et dans le milieu du ski, tout le monde savait. » Solène C., 12 ans à l’époque des faits, a eu la chance d’avoir laissé traîner son portable sur la table du séjour et que sa mère ait regardé ses conversations, sinon, admet-elle, « [elle]aurai[t] fini chez lui ». Lui, c’est Joël Chenal, 51 ans aujourd’hui. Vice-champion olympique de géant à Turin en 2006. Aux dires de beaucoup, « un super coach, sympa et discret ».

Solène C., dont la sœur de 15 ans a également été contactée par Chenal, se souvient d’échanges très ambigus : « Il utilisait le langage abrégé façon SMS, m’a proposé de boire un chocolat chez lui, a dit qu’il viendrait me voir skier pour m’apprendre, m’a demandé de jouer à Cap ou pas cap ?, me disait “J’ai peur de te poser des questions osées…” » En novembre 2013, constatant que leur fille ne va pas bien, les parents de l’adolescente, qui ont signalé les faits en janvier 2013, reviennent à la gendarmerie de Bourg-Saint-Maurice (Savoie) porter plainte pour tentative d’atteinte sexuelle sur mineure de moins de 15 ans.

Solène C. ne serait pas une proie isolée : au moins six autres femmes, toutes mineures au moment des faits, dont la plupart ont accepté de témoigner auprès du Monde, disent avoir été harcelées sexuellement par Joël Chenal. L’homme aurait agi au moins durant plus d’une décennie, en toute impunité, que ce soit dans des structures fédérales ou privées.

Un témoin, présent à une épreuve de ski à Wengen (Suisse) au cours de l’hiver 2003-2004, se souvient « avoir été sidéré d’entendre des entraîneurs de l’équipe de France et Michel Vion », alors directeur technique chez Rossignol (et qui deviendra plus tard président de la Fédération française de ski, FFS), évoquer « très tranquillement » les virées dans les pays de l’Est de Chenal, lors desquelles, selon les propos dont se souvient le témoin, il « se payait » des très jeunes filles. Ce que dément avec force M. Vion, qui dit n’avoir jamais eu vent de telles rumeurs.

Mode opératoire

En 2005, Joël Chenal alors âgé de 32 ans, traîne aux abords du lycée d’Albertville, indique Angélique (les prénoms ont été modifiés). « J’avais 13 ans à l’époque, j’étais collégienne en section ski-études. On discutait de lui avec des copines à qui il avait envoyé des messages hardcore. Un jour, après pas mal de messages totalement inappropriés, il m’a demandé de venir chez lui et de poser pour lui en petite tenue, il a pris des photos. » Contacté, Joël Chenal nie l’intégralité des faits qui lui sont reprochés à cette période.

D’après les témoignages recueillis par Le Monde, un même mode opératoire se dessine : profitant de son statut de champion et de son ascendant sur de jeunes adolescentes souvent fragilisées, il ferait une première approche sur les messageries de réseaux sociaux, suivraient alors des flatteries, des discussions autour du ski, puis, assez vite, arriverait des SMS contenant des propos ou des photos à caractère sexuel, assortis de la demande insistante de garder le secret des conversations.

Lucie, du ski-club de Tignes (Savoie), est âgée de 11 ans, en 2009. Elle raconte que, après deux minutes de dialogue sur MSN, à la suite d’un échange sur Facebook, le skieur lui aurait demandé si elle aimait le sexe. « Il m’a demandé de basculer sur la caméra pour me montrer le sien, j’ai paniqué et quitté la conversation. »

« Très vite, les discussions dérivent »

La même année, c’est Louise, du ski-club de La Rosière, qui aurait également été approchée au cours d’une journée de ski en Italie. « Très vite, les discussions dérivent sur mes pratiques sexuelles, j’ai 12 ans, je ne comprends rien ! Puis il me demande d’aller sur des sites pornos, de brancher la cam. Ce qui m’a fait peur, c’est qu’il a commencé à être insistant pour venir chez moi, alors que j’étais seule. » Dans le cas de Lucie comme de Louise, le skieur ne reconnaît que des conversations de nature sexuelle. « Jamais, dit-il, je ne suis allé ou j’ai pensé aller chez ces jeunes filles ni commis le moindre geste déplacé à leur encontre. »

Pauline, 16 ans, dont la mère, lors de son audition à la gendarmerie de Bourg-Saint-Maurice, en 2015, a produit pas moins de treize feuillets d’échanges datant de 2012, où il est question de massages et de lingerie sexy, a tout fait pour oublier. « Il m’avait proposé de m’héberger. Rétrospectivement, ça fait peur… »

En 2017, Chenal aurait récidivé avec une adolescente de 13 ans, selon le récit fait par un coach au Monde. L’adolescente dit avoir reçu des messages et des snapchats de son sexe. Connaissant son passif, cet entraîneur s’alarme : « Je l’ai mise en garde, mais elle m’a dit avoir été dans sa chambre et avoir fait “des trucs” avec lui. Je n’ai aucune preuve qu’il y ait eu passage à l’acte, mais j’ai prévenu les parents, qui ont réglé ça en direct avec lui. Ils n’ont pas porté plainte. » ​​Contacté par Le Monde, Joël Chenal dit : « Cela ne me dit rien, je ne peux pas vous dire exactement ce qui est arrivé avec cette jeune fille, mais certainement pas des échanges de photos. »

Alertes ignorées

Plus qu’un sujet tabou, le dossier Chenal, c’est l’omerta totale, le secret de Polichinelle le mieux gardé du ski français. Alertes ignorées, dysfonctionnements à tous les étages de la FFS. Les rumeurs couraient dans le milieu du ski depuis le début des années 2000, sans que rien ne sorte. Alors que le skieur est coach au Comité de Savoie s’ouvre une première enquête de gendarmerie, en 2009, après que des parents se sont présentés pour témoigner des agissements allégués de Chenal sur leurs filles mineures. Elle est classée sans suite, car jugée insuffisamment caractérisée. La seconde plainte, en 2015, pendant la période (2013-2017) où il est entraîneur de l’équipe de France féminine, se solde par un simple rappel à la loi, en octobre 2016.

Deux enquêtes restées entre les quatre murs de la gendarmerie de Bourg-Saint-Maurice. A chaque mise en cause, le coach nie les accusations et indique s’être fait pirater son compte ou avoir allumé sa caméra sans s’en rendre compte. Et ne voit pas le problème de parler de sexe avec des collégiennes.

Joël Chenal à l’arrivée du slalom géant d’Adelboden (Suisse), le 11 janvier 2005.

A la fin de septembre 2014, le premier signalement est remonté à la FFS. « D’abord, il y a eu une jeune skieuse de haut niveau qui avait entendu parler de la première plainte déposée en 2009. Puis Jean-Claude Killy m’a alertée, m’informant qu’il y avait un problème avec une jeune fille de La Rosière qu’il connaissait », précise Florence Steurer, alors présidente de l’Association des internationaux du ski Français (AISF). « J’ai prévenu Michel Vion [devenu président de la FFS] que j’allais en parler devant l’assemblée générale de l’association, qui s’est tenue dix jours plus tard à Evian, fin septembre 2014, devant soixante personnes. »

Classé sans suite

Lors de cette assemblée générale (AG), Michel Vion répond à Florence Steurer que le dossier est classé sans suite, alors même que la seconde enquête est en cours et ne sera close qu’en février 2015. « Pour eux, précise Florence Steurer, il n’y avait pas de raison d’agir ». David Loison, directeur administratif et financier de la FFS, entendu comme témoin lors de cette seconde enquête de gendarmerie après cette AG, affirme qu’il n’était au courant de rien, mais ajoute cependant « que la FFS commence à se poser la question de garder Chenal comme entraîneur ».

En mars 2016, Killy revient à la charge, dans un courrier adressé à l’AISF et signé par d’anciennes gloires du ski (Guy Périllat, Jules Melquiond et Léo Lacroix) faisant état de « très graves rumeurs émanant de possibles harcèlements sexuels de certains cadres de l’équipe de France sur des jeunes skieuses, dont des mineures, semble-t-il ». Malgré le signalement fait par Florence Steurer un an et demi plus tôt, rien n’a été fait au sein de la fédération. Aucune mesure d’éloignement le temps de l’enquête : Chenal reste à son poste jusqu’en 2017. Puis, explique Fabien Saguez, alors directeur technique national et aujourd’hui président de la FFS : « On s’est séparés de Joël parce qu’on n’avait plus besoin de lui en tant qu’entraîneur. » Selon la FFS, « si des faits répréhensibles avaient été avérés, la fédération en aurait nécessairement tiré immédiatement les conséquences ». Pourtant, selon un ex-cadre de la fédération, Joël Chenal a bien été « recruté en connaissance de cause ».

Après le départ de Chenal de l’équipe de France, un des dirigeants du Comité de Savoie se déplace chez Florence Steurer pour lui demander : « Est-ce que tu penses qu’on peut embaucher Chenal chez les filles ? C’est quand même un bon entraîneur… Et il est blanchi… » L’ex-championne s’étrangle. « Cette façon qu’ont les fédérations sportives de se réfugier derrière des classements sans suite en cas de scandale sexuel est symptomatique, estime Patrick Roux, ancien champion de judo, formateur à l’Institut national du sport, de l’expertise et de la performance (Insep) et président de l’association Artémis Sport, qui lutte contre les violences dans le sport. Tant que la personne n’a pas été condamnée, on ne fait rien. Aucune enquête interne, à tout le moins un dispositif de soins. »

Plusieurs jeunes femmes de l’équipe de France interrogées par Le Monde précisent, que, lorsque Chenal était leur coach entre 2013 et 2017, elles n’ont pas été inquiétées, parce que « trop vieilles pour lui » qui, selon tous les témoignages recueillis pour cette enquête, n’est intéressé que par « les moins de 15 ans ». Le fait que Chenal n’ait sous sa coupe que des jeunes femmes majeures semble avoir été un argument pour le laisser en place.

« La faute est collective »

Une skieuse de l’équipe de France rapporte néanmoins une proposition que lui aurait faite Chenal sur Snapchat lors de l’hiver 2016-2017 : « J’étais toute seule avec lui aux Deux-Alpes, il voulait me masser dans ma chambre, je n’ai pas répondu, je me suis enfermée, j’ai flippé, j’avais entendu tellement de trucs sur lui… Je n’étais pas mineure, mais c’est quand même limite. » Joël Chenal reconnaît avoir fait cette proposition.

Contacté, Michel Vion, aujourd’hui secrétaire général de la Fédération internationale de ski, reconnaît que la FFS, n’a pas agi comme elle aurait dû. « Notre erreur a été de s’en tenir à ce qui était ressorti de l’enquête de gendarmerie. On aurait dû être plus réactifs, plus percutants. La faute est collective, même si je l’assume tout à fait personnellement. Aujourd’hui, on est extrêmement vigilants sur ce genre d’agissements. »

La FFS « tient également à rappeler que cette affaire doit être replacée dans le temps, à une époque où les dispositifs de sensibilisation et de lutte contre les violences dans le sport n’étaient pas comparables à ceux d’aujourd’hui. Désormais, l’ensemble des dossiers soumis à la fédération fait l’objet de suites sérieuses. » Joël Chenal dit regretter « ces années noires » qui auraient commencé, selon lui, en 2009 et auraient pris fin après son rappel à la loi, en octobre 2016. Quant aux allégations de virées dans les pays de l’Est à des fins de tourisme sexuel sur des mineures, il les juge « fausses, offensantes et calomnieuses ».

« Il était intouchable »

Dans le continuum de protections dont l’ex-champion aurait bénéficié, son statut de douanier aurait joué. « A l’époque, à la gendarmerie, on nous a fait comprendre que Chenal était intouchable », détaille Solène C., dont les parents soupçonnent une enquête bâclée, et disent avoir été lâchés par presque tous. La famille a fini par fuir La Rosière en 2016. « Je n’ai pas retrouvé de travail, confie Séverine C., la mère de Solène, et quand le bail de notre appartement n’a pas été renouvelé, sans raison, on nous a proposé d’aller au camping… » Même ressenti du côté de Lucie : « Quand ma mère est allée témoigner, on lui a dit : “Chenal est un grand champion et en plus il vient d’être papa…” »

Selon la méthode des chaises musicales en vigueur dans le milieu du ski, on retrouve Joël Chenal de 2017 à 2020 chez Orsatus, une structure privée d’entraînement de skieurs de haut niveau basée à Brides-les-Bains, toujours en Savoie, au sein de laquelle il a aussi entraîné des adolescentes de 2011 à 2012. Son directeur, Alexandre Fourrat, jure qu’il n’était au courant de rien concernant l’ex-champion. « Je savais juste que Jo était attiré par les jeunes filles, et je n’ai appris que six mois ou an après l’avoir recruté, en 2017, qu’il y avait eu une enquête sur lui. » Une version contredite par la maman de Pauline qui, s’étant entretenue avec un entraîneur d’Orsatus chez qui Chenal était à l’époque (en 2012), s’est vue confirmer qu’il y avait un « malaise » avec celui-ci.

Lors de la seconde période Orsatus (2017-2020), « Fourrat m’avait dit que si Chenal touchait à une de ses stagiaires, il le virerait… », affirme un ancien employé. Propos catégoriquement démentis par Alexandre Fourrat, qui affirme d’autre part que Chenal a quitté sa structure en 2020 de son plein gré. A cette époque, Joël Chenal dit avoir entrepris une thérapie de son propre chef. « Avec du recul, j’aurais aimé entendre de la part de la fédération : “On va t’aider, faire ce qu’il faut pour te remettre dans le droit chemin. Je regrette que personne n’ait joué ce rôle.” »

Dès lors sans travail, le skieur tente de se faire recruter à l’Ecole de ski français de La Rosière. « Le comité de direction a refusé, avec tout ce qu’on savait, ce n’était pas envisageable, explique un de ses anciens membres. A l’époque, parler, c’était compliqué, ici, tout le monde se connaît, a des liens de parenté ou travaille dans le ski. Alors tout le monde s’est tu. Ou a fait semblant de ne pas savoir. »

« J’ai appris de mes erreurs »

Evincé, Chenal monte sa propre structure privée en 2022. « Avec des jeunes filles, on n’y croit pas ! », lance la mère de Pauline, outrée : « Comment se fait-il que, avec autant de mises en cause, il enseigne encore ? » « C’est justement pour prouver que j’ai appris de mes erreurs que j’ai monté ma structure avec des jeunes femmes, se défend le skieur. Malgré tout ce qui s’est passé et a pu blesser, tout le monde a droit à une seconde chance. »

Du côté des personnes qui accusent Joël Chenal, l’incompréhension prédomine, quand ce n’est pas la colère. « Ce qui m’a le plus détruite, enrage Solène C., ce sont ces silences, ces jugements, la peur de salir la réputation de la station. Que la honte se soit portée sur moi, que j’ai été vue comme la fautive. »

Avec le recul, toutes réalisent, comme Angélique « que le problème va au-delà de sa personne : on recrute un prédateur sexuel en connaissance de cause. C’est humiliant, on est quoi, de la marchandise ? » Pour Lucie, « Joël Chenal est un symptôme d’un système qui ne protège pas les athlètes, mais de gens qui se protègent entre eux ».

[Source: Le Monde]