Après la prison, le retour en politique de l’opposant biélorusse Sergueï Tsikhanovski : « On me répétait : “Tu vas mourir ici” »

Condamné à dix-huit ans de détention et libéré en juin, le célèbre opposant affirme au « Monde » que la stratégie politique de son épouse, la cheffe des forces démocratiques en exil, Svetlana Tsikhanovskaïa, a « échoué » et expose sa vision alternative d’une « Biélorussie neutre ».

Déc 21, 2025 - 14:15
Après la prison, le retour en politique de l’opposant biélorusse Sergueï Tsikhanovski : « On me répétait : “Tu vas mourir ici” »
Sergueï Tsikhanovski, dans un refuge pour réfugiés politiques biélorusses, à Vilnius, la capitale de la Lituanie, où il séjourne régulièrement, le 16 décembre 2025. PASHA KRITCHKO POUR « LE MONDE »

Il y a six mois, c’est lui qui était derrière les barreaux en Biélorussie. Arrêté en mai 2020 et condamné à dix-huit ans de prison, Sergueï Tsikhanovski, célèbre opposant politique biélorusse et époux de la cheffe des forces démocratiques en exil, Svetlana Tsikhanovskaïa, a été relâché en juin. Désormais réuni avec sa famille, à Vilnius, la capitale de la Lituanie, il a suivi de près la libération, samedi 13 décembre, des 123 prisonniers politiques par le régime de Minsk, en échange d’une levée américaine des sanctions sur la potasse, un composant crucial pour l’économie biélorusse. « En tant qu’ancien prisonnier politique, je comprends encore mieux que d’autres ce qu’ils vivent », confie-t-il, regard vif derrière ses fines lunettes.

En détention, lui aussi était « privé de lettres, d’appels téléphoniques et d’avocat ». « Ma cellule faisait la taille de cette table, dit-il en désignant le meuble devant lui au “château” de l’ONG Dapamoga, à Vilnius, où sont accueillis les ex-détenus politiques biélorusses et où il leur rend visite régulièrement. Je n’avais pas de matelas, pas de draps, pas d’affaires personnelles. Il faisait si froid que j’avais des crampes. Et on me répétait : Tu vas mourir ici.” »

En août 2020, son épouse, alors dénuée d’expérience politique, s’était portée candidate à la présidentielle à sa place, après son arrestation. Considérée par l’opposition comme la gagnante du scrutin face à Alexandre Loukachenko, dont la réélection a été falsifiée, elle s’efforce depuis de lutter à distance contre le régime, en réclamant de nouvelles élections et en plaidant pour un rapprochement avec l’Union européenne (UE). Une mue politique à laquelle Sergueï Tsikhanovski s’adapte comme il peut. « Avant mon incarcération, elle était femme au foyer, rappelle-t-il. Elle n’a pas changé à la maison, mais elle est absente plus souvent. » Un silence. « Oui, je la considère comme la présidente élue et une responsable politique, mais moi aussi je suis un responsable politique ! »

Avec la libération, samedi, de Maria Kolesnikova, égérie des manifestations pacifiques d’août 2020 en Biélorussie, et de l’ancien banquier Viktor Babaryko, tous les opposants politiques les plus connus sont désormais libres, laissant présager une recomposition de l’opposition biélorusse. Quelle stratégie défendront-ils pour tenter d’en finir avec le régime de Loukachenko et sortir le pays de l’emprise de Moscou ? Six mois après sa libération, Sergueï Tsikhanovski a écrit la sienne sur un grand cahier posé devant lui. Son nom : « La doctrine Tsikhanovski ».

Faible marge de manœuvre

Décidé à tourner la page de la prison malgré une anxiété toujours palpable, il compte bien revenir dans le jeu politique, et apprend l’anglais pour diffuser plus largement ses vues sur l’avenir de la Biélorussie. L’ancien blogueur prévient : « Je suis un responsable politique indépendant, j’ai mes propres opinions, qui sont différentes de celles du cabinet de Svetlana Tsikhanovskaïa. » En cinq ans, argumente-t-il, l’équipe de son épouse a « échoué à atteindre ses principaux objectifs : le départ de Loukachenko, de nouvelles élections, et le rapprochement avec l’UE. C’est pour cela que cette opposition, apparue après 2020, devient obsolète ».

Lui propose d’oublier toute perspective d’intégration européenne : « Je ne suis pas contre, mais c’est irréaliste, Poutine [le président russe] ne laissera jamais faire. On aurait le même scénario qu’en Ukraine. » A la place, il propose une « Biélorussie neutre, en dehors de tout bloc, comme l’était la Finlande pendant la guerre froide ». « Avec Svetlana, on veut tous deux la liberté et l’indépendance de la Biélorussie, mais elle a sa propre équipe et sa propre vision. C’est difficile, mais nous sommes une famille et nous avons des enfants. La sagesse l’emportera. »

Gagnés par le désespoir et la frustration, une partie des Biélorusses mettent en cause, comme lui, l’efficacité du cabinet de Svetlana Tsikhanovskaïa, quand d’autres soulignent qu’aucun leader n’aurait fait mieux, tant la marge de manœuvre de l’opposition est faible face au régime autoritaire de Loukachenko. « La demande d’une nouvelle force politique est encore plus importante qu’avant, assure Sergueï Tsikhanovski. On sent tous qu’il y a un vide à combler à l’avenir. C’est une question de temps. » Encore isolé sur la scène politique, il se tient prêt et appelle tous ceux qui partagent ses vues à se joindre à lui.

Sergueï Tsikhanovski, dans un refuge pour réfugiés politiques biélorusses à Vilnius, la capitale de la Lituanie, le 16 décembre 2025.
Le poing levé de Sergueï Tsikhanovski, à Vilnius, le 16 décembre 2025, symbole des opposants lors des manifestations en 2020 contre Alexandre Loukachenko  en Biélorussie.

L’opposant sait que l’équation biélorusse est encore plus complexe depuis l’offensive russe à grande échelle du 24 février 2022. La Biélorussie est considérée comme un pays coagresseur, Alexandre Loukachenko, allié numéro un de Vladimir Poutine, ayant laissé la Russie utiliser son territoire pour envahir l’Ukraine. Aujourd’hui, « les Etats-Unis ont besoin de finir la guerre en Ukraine et utilisent tous les leviers possibles, poursuit-il. Loukachenko, qui connaît très bien Poutine, est juste un outil pour eux. C’est un criminel de guerre et un sadique qui marchande les prisonniers politiques pour obtenir une levée des sanctions, avoir une marge de manœuvre et obtenir une légitimation ».

Dès le début de l’invasion, l’opposition en exil a condamné l’agression russe et bataillé pour ne pas être associée au régime de Minsk. Mais la question reste très sensible pour les Ukrainiens. Les prisonniers politiques relâchés samedi ont pu le mesurer lors de leur conférence de presse organisée le lendemain à Tchernihiv, dans le nord de l’Ukraine. A peine libérés et expulsés vers le pays en guerre, ils ont été pressés de s’exprimer sur le conflit qui fait rage depuis près de quatre ans.

« Une stratégie de Loukachenko »

Or, coupés du monde extérieur pendant cinq ans, Maria Kolesnikova et Viktor Babaryko ont éludé, et tenu des propos jugés maladroits. Le second a expliqué qu’il n’avait pas assez d’informations pour se prononcer et affirmé que « la guerre est toujours néfaste ». Mal à l’aise, Maria Kolesnikova a déclaré qu’elle comprenait « les pertes de l’Ukraine, les pertes de la Russie et de tous ceux qui souffrent ici ». Elle a également surpris en remerciant Alexandre Loukachenko pour sa libération. Les propos des deux opposants, qui devraient rejoindre l’Allemagne, ont attiré les foudres d’une partie de l’opposition biélorusse, qui attendait une condamnation claire de la Russie.

Sergueï Tsikhanovski, lui, a vu là « une stratégie de Loukachenko ». Quand il a appris que les prisonniers politiques étaient envoyés en Ukraine, à la surprise générale, au lieu de la Lituanie, où leurs soutiens les attendaient, il a « reconnu le style sournois » de l’autocrate. « C’est un animal politique absolu, parce qu’avec cette manœuvre simple il a mis nos leaders dans une situation difficile. Tout ce qu’ils diront sera utilisé contre eux. » Le président ukrainien, Volodymyr Zelensky, a toutefois dissipé ces craintes après s’être entretenu avec les prisonniers libérés, en soulignant combien il « appréci[ait] leurs paroles bienveillantes à l’égard de l’Ukraine » et leur « position ferme face à l’agression russe ».

A sa sortie de prison, Sergueï Tsikhanovski, désorienté, avait dû lui aussi redoubler de prudence pour éviter les maladresses, tant la situation qu’il avait connue en 2020 avait changé après l’invasion russe. L’opposant invite les nouveaux détenus relâchés à « se reposer un peu, et ensuite ils [leur] diront ce qu’ils veulent faire ».

[Source: Le Monde]