L’empire vacillant des ESF, « la plus grosse école de ski du monde »
L’Ecole du ski français, présente dans 200 stations, fête ses 80 ans. Ce système unique au monde, organisé comme un lobby, s’est taillé la part du lion dans le monde des cours de ski. Mais avec l’arrivée d’une nouvelle concurrence, la baisse du nombre de stations liée au dérèglement climatique, les enquêtes de la DGCCRF et de l’autorité de la concurrence, les prochaines batailles s’annoncent plus ardues.
Du rouge, du rouge. Le jeudi 20 novembre, pour les 80 ans de l’Ecole du ski français (ESF), à Paris, la couleur pourpre était partout. Sur les fauteuils du Cirque d’hiver, où se déroulait la fête. Sur les joues et les pulls des 410 moniteurs et monitrices « ESF » devenus titulaires en 2025, 25 ans en moyenne et chauffés à bloc par l’ambiance. Sur la piste aux étoiles, où siégeait tout le gratin de la montagne : l’Association des maires des stations de montagne, celle des exploitants de remontées, la Fédération française de ski, deux députés, un ancien ministre, un président de région… Et la ministre des sports, Marina Ferrari, qui a confessé sur l’estrade son amour pour le « style ESF », cette « technique du virage », skis parallèles, et ce « planté de bâton » qui participe de la légende du moniteur. « Esthétiquement, il n’y a pas mieux ! »
Un anniversaire en forme de démonstration de force, qui reflète une réalité : dans le domaine de l’apprentissage du ski, l’ESF s’est taillé, depuis l’après-guerre, la part du lion. « Nous sommes la plus grosse école de ski du monde », aime rappeler Eric Brèche, patron de cette structure privée, qui génère un chiffre d’affaires de 300 millions d’euros et revendique 16 500 moniteurs.
La concurrence ? Réduite à portion congrue. Chaque année, entre 80 % et 85 % des nouveaux titulaires du diplôme d’Etat de moniteur, délivré par l’Ecole nationale des sports de montagne (ENSM), à Chamonix, rejoignent les rangs de l’ESF. Pour autant, ce soir-là, flottait dans l’air un parfum d’inquiétude. « Notre modèle d’organisation est attaqué de toute part », a déclaré Eric Brèche, appelant ses jeunes troupes à rester « solidaires » de leur corporation. Changement climatique, pratique du ski en déclin chez les vacanciers, nouveau type de concurrence, enquêtes sur son fonctionnement… A 80 ans, l’école est à la croisée des chemins.
Sa position semblait pourtant indétrônable. Même si une partie de sa puissance vient d’un malentendu : à cause de son nom, assorti d’un logo bleu, blanc, rouge, de nombreux vacanciers imaginent que l’ESF est une école d’Etat, une sorte de service public de l’enseignement du ski, et non pas une structure privée. Une confusion dont l’ESF a su tirer parti. Il faut dire les « pulls rouges » ont accompagné l’essor des stations depuis les « trente glorieuses », aux côtés des promoteurs immobiliers, des opérateurs de remontées mécaniques et des élus − nombre de moniteurs ont d’ailleurs une double casquette.
Les meilleurs emplacements
Première arrivée en station, l’ESF a été la première servie : elle s’est arrogé les meilleurs emplacements sur le front de neige, a signé en premier les partenariats avec des hébergeurs, les tour-opérateurs, les offices de tourisme… La concurrence se partage les miettes.
« Les “vendeurs de virages”, comme on les surnomme, ont toujours été sur le devant de la scène. Localement, ils sont puissants. Et au niveau national, ils sont au cœur du lobby du ski », décrypte Alain Boulogne, ancien maire des Gets (Haute-Savoie), aujourd’hui à la tête d’une ONG. Car l’ESF n’est pas un simple réseau d’écoles de ski. C’est aussi un syndicat professionnel, qui a toujours eu ses entrées en haut lieu, de Paris à Bruxelles. Et qui défend avec force sa profession : pendant la crise sanitaire liée au Covid-19, l’ESF a ainsi négocié des aides conséquentes pour ses troupes, alors même que les moniteurs sont des travailleurs indépendants.
S’il est une figure qui incarne la puissance de ce lobbying, c’est celle-ci : Gilles Chabert, 74 ans, président de l’organisation de 1994 à 2018. On le connaît par la boutade qui le précède : il est « l’homme le plus puissant au-dessus de 1 000 mètres d’altitude ». Son principal fait d’arme ? Avoir réussi à limiter l’accès des moniteurs étrangers au marché français, en bâtissant un système d’équivalences très exigeant. « J’ai obtenu une dérogation au traité de Rome ! », lance cet adepte de la « diplomatie du ventre », qui a passé sa vie à déjeuner avec des préfets, des élus, et des ministres. « Deux kilos par année de mandat ! » Moniteur de ski et bûcheron à Villard-de-Lans (Isère), il intervenait régulièrement à l’Ecole nationale d’administration, où il racontait ses techniques de lobbying… et repérait les futurs préfets des Savoie.
Homme de droite (« En altitude, on a le cerveau mal irrigué à gauche… »), il réussit même à se faire des amis à gauche. Par exemple quand il se mit en tête, en 2001, d’enterrer un texte de loi qui allait, selon lui, « détruire » l’ENSM, en la décentralisant. Sa méthode : utiliser le ski pour créer des liens. Il avait appris que le président de l’Assemblée nationale de l’époque, Raymond Forni, faisait appel à un moniteur lors de ses vacances à Courchevel (Savoie) : « J’ai dit au moniteur que je connaissais : “On va organiser une rencontre, par hasard, à la fin de ton cours. Là, tu proposes qu’on aille prendre un café tous les trois.” » Le plan fonctionne, et à la fin du café, Raymond Forni lui « griffonne son portable sur un bout de nappe en papier ». Quelques semaines plus tard, Gilles Chabert était invité à l’Hôtel de Lassay. « J’y suis allé avec un panier de champignons et un saucisson que j’avais fabriqué moi-même. C’était un fils d’immigré italien, alors la charcuterie, ça lui parlait. On a sympathisé, j’ai pu lui expliquer pourquoi ce texte mettait en péril notre métier. » La réforme de l’école de Chamonix a été enterrée.
De père en fils
Son succès, l’ESF le doit ainsi à un tour de force : avoir créé un clan, protégé par une haute barrière à l’entrée − à savoir un diplôme d’Etat de moniteur très − trop, disent certains − exigeant techniquement, que l’ESF surveille comme le lait sur le feu. Pour intégrer la formation de Chamonix, les élèves sont sélectionnés sur leur « chrono » en slalom, quand bien même ils vont enseigner à des tout-petits.
« C’est une vision du ski très masculine, fondée sur la technique, la vitesse, la démonstration », résume Dorothée Fournier, qui a soutenu une thèse sur les évolutions du ski dans l’Oisans. L’obsession de l’école : faire en sorte que ce métier ne soit jamais précarisé, comme le sont certaines professions analogues, comme celle de maître-nageur. Qu’il soit toujours valorisé, bien rémunéré, et réservé à des gens qui skient depuis l’enfance. Aussi, au vu du niveau demandé, la plupart des moniteurs sont des enfants du pays, inscrits depuis le plus jeune âge dans les « ski clubs » après l’école, passés par les filières « ski étude » au lycée. On exerce ce métier de père en fils, comme Matéo, 23 ans, qui vient d’obtenir son diplôme. Il suit en parallèle une formation de diététicien. « Je suis la troisième génération. Pour moi, c’est un filet de sécurité dans ma carrière », dit-il.
Protéger l’accès à la profession, c’est aussi une manière de conserver la bonne rémunération du métier. Chaque heure est payée « entre 50 et 95 euros, selon l’ancienneté, et selon les stations », décrit Eric Brèche. A raison de six heures de cours par jour, cela monte vite. Une monitrice raconte ainsi que pour une semaine de quarante-quatre heures, elle a gagné, l’hiver 2024, 4 048 euros bruts. « Mais je paie des charges − aux alentours de 25 % −, je cotise pour le syndicat, j’achète la combinaison, le matériel », nuance celle qui exerce cette activité en complément de son poste dans l’administration, lors de ses congés.

Car l’autre secret de ce modèle, c’est que tous les moniteurs ESF sont à leur compte. Quand bien même leurs heures leur sont fournies et réglées par l’école à laquelle ils sont rattachés. Et quand bien même ils doivent une loyauté à toute épreuve à leur chapelle : pas question de prêter ses services à un concurrent, ou de travailler pour soi − au risque de se faire blacklister dans les plannings. Tous signent d’ailleurs une clause d’exclusivité.
Un « ascenseur social »
Et si le système tient si bien, c’est qu’au-delà de la rémunération, la fonction de moniteur ESF est très valorisée. « Quand le tourisme s’est développé en montagne, on a dit à des gars qui vivotaient : “Tu sais bien skier ? Voilà un pull rouge, et à partir de maintenant, on va t’appeler Dieu. Tu vas tutoyer le sénateur car tu emmènes ses enfants skier.” L’ESF a été un ascenseur social incroyable. C’est pour ça que les gens, localement, s’y accrochent tant », résume Jean-Yves Lapeyrère, qui avait créé une école concurrente à Méribel, en Savoie.
Quand Antoine, 20 ans, a pour la première fois, l’hiver 2024, revêtu la combinaison rouge, il n’en revenait pas de « l’aura » qu’avait l’uniforme. « C’est un peu comme un super-pouvoir. On vient te parler, on te pose des tas de questions, on t’admire. On te demande si tu es célibataire. Pour moi qui ai le contact facile, c’est très gratifiant ! », remarque cet étudiant en master de finance, qui a grandi à La Clusaz, en Haute-Savoie.
Cette puissance de feu de l’ESF a une conséquence : les écoles concurrentes n’ont jamais réussi à vraiment émerger. Notamment parce que les jeunes moniteurs ne vont pas vers elles. Et cela n’a rien d’un hasard. Pendant les cinq ans, en moyenne, sur lesquels s’étale la formation de moniteur, tous doivent faire des stages rémunérés − mais seulement dans des écoles de ski qui rassemblent « au moins dix moniteurs », une condition posée par l’ENSM.
Une pratique qui exclut presque toutes les concurrentes de l’ESF, qui en rassemblent souvent entre quatre et huit. « Et une fois que le moniteur a fait son stage plusieurs hivers dans une structure, il y reste », résume Emmanuelle Jorcin, 50 ans, à la tête de l’Ecole de ski internationale, à Val-Cenis, en Savoie. « Surtout, les stagiaires sont les vaches à lait des écoles, car ils doivent reverser autour de 40 % de leurs honoraires à l’ESF. Cela arrange bien l’école que la formation soit si longue, et s’étale parfois sur sept, huit, neuf ans, car cela finance le syndicat », remarque Yannick Vallençant, à la tête d’un syndicat de moniteurs concurrents, le SIM-CFDT.
Aussi, localement, les situations restent souvent tendues. Quand Emmanuelle Jorcin a créé son école, en 2009, elle a subi des représailles. « Certains de mes moniteurs ont eu les pneus crevés. Mon chat a pris une balle. » Elle a persisté, malgré des conditions compliquées. Ils sont aujourd’hui quatre moniteurs − contre une centaine à l’ESF locale.« J’arrive à trouver mes clients sur Internet, en amont : c’est ce qui me sauve. Parce qu’en station, nous sommes invisibles. Nous n’avons aucun relais sur place, aucun panneau, mes prospectus disparaissent. Un hiver, on a voulu installer un chalet d’accueil temporaire, et ça s’est fini au tribunal. »
« Discipline militaire »
Même type d’histoire pour Claire, qui dirige l’école de ski MoonShot, dans les Vosges, basée sur une pédagogie Montessori. « Mes panneaux ont été cassés, j’ai reçu des menaces. J’ai dû porter plainte. En tant que femme, dans ce milieu ultra-masculin, c’est encore plus dur. » Son école compte désormais cinq moniteurs, mais peine à recruter, même si ses moniteurs n’ont pas de clause d’exclusivité. « Le problème, c’est que si vous vous fâchez avec l’ESF, c’est compliqué pour la suite de votre carrière. » Avocat, Marc Baclet a défendu plusieurs moniteurs en conflit avec les ESF.« Il y règne une discipline militaire. Le moindre moniteur qui prend quelques heures ailleurs se retrouve viré des plannings. Alors que ce sont des travailleurs indépendants ! Et ceux qui critiquent le système sont mis dehors. Ce n’est pas pour rien qu’on dit que l’ESF, c’est l’Armée rouge », soupire-t-il.

Et pourtant, cette position dominante n’a jamais été aussi fragile. Comme toute l’économie de la montagne, les ESF se prennent de plein fouet les répercussions du changement climatique : saisons plus courtes, stations qui ferment. Aux Deux-Alpes, l’une des plus hautes de France, Philippe Pentecôte, 61 ans, moniteur ESF, avait l’habitude de travailler presque toute l’année, de novembre à juillet, avec du « ski d’été sur le glacier ». Une pratique abandonnée il y a quatre ans. Désormais, sa saison s’étend de décembre à avril. « J’ai pu en vivre toute ma carrière. Mais mon fils, qui est moniteur, a besoin d’une seconde activité », explique-t-il.
Les hivers où la neige manque, comme en 2023-2024, les moniteurs affluent vers les ESF de haute altitude − et il n’y a parfois pas assez de travail pour tout le monde, ce qui exacerbe les tensions. D’autant que si la montagne attire, le ski est moins central chez les vacanciers, qui passent moins de temps sur les pistes, ne skient plus tous les jours. Et puis, les classes de neige se raréfient, même si la structure a lancé sa fondation pour aider des écoles qui veulent en organiser.
Une nouvelle concurrence
Ainsi, le nombre d’écoles ESF fond lentement, au rythme de la fermeture des plus petites stations : une trentaine de moins en quinze ans. Léa, 25 ans, a débuté comme monitrice au Grand Puy, à la Seyne-les-Alpes, dans les Alpes-de-Haute-Provence. En 2024, sa station a fermé : « Je peux toujours trouver du travail ailleurs. Mais nous allons tous devoir être plus polyvalents à l’avenir, car ces situations vont se multiplier. »
L’ESF a d’ailleurs annoncé qu’elle allait lancer, en 2026, ses Ecoles de la montagne, afin de proposer de stages aux enfants l’été. Cette proposition attirera-t-elle les moniteurs, qui ont déjà tous une double activité ? « Le problème, c’est que la plupart des moniteurs de ski ne sont pas multisports. Ce ne sont pas des animateurs dans l’âme. Peu ont le BAFA. Or la montagne en transition a besoin de compétences sportives plus diverses et de formations davantage tournées vers la pédagogie, l’empathie, plutôt que la compétition », note Jean-Yves Lapeyrère.
Et puis, la profession traverse certains remous. Les nouvelles générations de moniteurs souhaitent travailler différemment, refusent certaines contraintes… Remettent en cause des modèles classiques du partage des cours : aux femmes, les cours des tout-petits, aux hommes, les cours axés sur la compétition, comme le montrait Dorothée Fournier dans ses travaux. Ce qu’Eric Brèche dépeint comme une « montée de l’individualisme » traduit aussi d’autres attentes en termes d’équilibre et qualité de vie.
Aussi, une nouvelle concurrence pointe le bout de son nez. En 2021, la Compagnie des Alpes a racheté l’entreprise Evolution 2, qui revendique 500 moniteurs. Que vont-ils en faire ? Voilà un acteur qui a les moyens d’être écouté en haut lieu, et qui tente, localement, de devancer l’ESF, à coups d’achats agressifs d’espaces publicitaires sur Google.
Mais c’est surtout la hausse du nombre de moniteurs free lance, en particulier venus d’Italie, qui inquiète l’école. De nouveaux sites et applications permettent de trouver un moniteur qualifié en quelques clics, pour un peu moins cher qu’à l’ESF. « Ce type de concurrence, c’est une attaque sur notre collectif, car ces moniteurs ne sont pas soumis aux mêmes charges et taxes que nous. Dans les Alpes françaises, il y a 1 500 moniteurs italiens ! », s’inquiète Eric Brèche, qui a œuvré pour que des parlementaires se saisissent du sujet. C’est chose faite : une mission flash, pilotée par les députés Marie-Noëlle Battistel (Parti socialiste, Isère) et Vincent Rolland (Les Républicains, Savoie), a été lancée cet automne à l’Assemblée nationale, pour examiner cette forme de « concurrence déloyale ».
Cette situation se double d’autres formes de remise en cause, au sommet de l’Etat. La direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes (DGCCRF) a mené des enquêtes locales, dont une aux Sept-Laux, en Isère, qui raconte comment l’ESF y a abusé de sa position dominante. L’école s’était entendue avec le domaine skiable pour faire bénéficier à ses seuls moniteurs de la gratuité du forfait saison, et pour se réserver le monopole d’exploitation des trois jardins d’enfants de la station. En outre, elle exerçait des pressions à l’encontre d’un club associatif pour imposer le départ d’un moniteur qui n’était pas « ESF », afin d’imposer ses troupes. Le SIM-CFDT a déposé une plainte contre X pour « escroquerie au fonds de solidarité Covid », et dénonce des effets d’aubaine et des mécanismes comptables qui ont permis à des moniteurs de toucher beaucoup plus d’aides que prévu pendant l’hiver 2021. Un dossier toujours en cours d’examen par la justice.
Depuis plusieurs mois, l’Autorité de la concurrence enquête aussi sur l’Ecole du ski français, en particulier sur les clauses qui lient les moniteurs à leur école, et sur un système qui ressemble beaucoup à du salariat, sans les charges qui y sont associées. Cette enquête pourrait aboutir à une amende de plusieurs millions d’euros et à une obligation de changer certaines pratiques. Mais l’ESF a déjà pris les devants. « Dans un esprit de conciliation avec l’Autorité de la concurrence, nous construisons un projet de réforme de notre clause d’exclusivité », indique-t-elle. Elle sera présentée au congrès des moniteurs, en 2026. Peut-être le début d’un nouveau chapitre dans l’histoire des pulls rouges.
[Source: Le Monde]