« Dès que j’avais une angoisse, ça me calmait » : la tentation de la kétamine chez les jeunes
La kétamine, autrefois cantonnée aux marges festives, s’est glissée dans le quotidien de certains vingtenaires. Portée par une esthétique pop et un prix abordable, la substance abîme en silence et se diffuse parmi toutes les classes sociales.
A la fin de la vingtaine, Paul n’arrivait plus à quitter cet état cotonneux où les muscles se relâchent et la tête flotte – que ce soit sur un set d’acid techno ou en allant au boulot. « Je me faisais une trace de kétamine tous les matins, c’était mon premier réflexe. Dès que j’avais une angoisse, ça me calmait », raconte cet éducateur du Sud-Ouest, aujourd’hui 31 ans. De l’extérieur, son quotidien suit son cours. Mais lui a l’impression d’avancer à côté de sa vie, complètement en décalage avec le reste du monde. Dans son entourage, l’inquiétude grandit. C’est lors d’une soirée, en 2021, qu’une amie finit par l’interroger. Le début d’un déclic : « J’avais besoin d’un regard extérieur sur ma consommation. »
Utilisée comme anesthésique en médecine humaine et vétérinaire, la kétamine s’est progressivement diffusée dans les lieux festifs de la « gen Z » et jusque… dans leurs canapés. Autrefois cantonnée aux free parties, la drogue connaît un nouvel essor à partir de 2015, portée par l’émergence d’un « milieu techno avec une forte influence berlinoise »,explique le sociologue Vincent Benso, membre de Techno +, association de réduction des risques en milieu techno.
« Dans les années 1990-2000, elle suscitait de la fascination mêlée à de la répulsion. Maintenant, les jeunes ont moins peur d’en prendre », poursuit Marie Jauffret-Roustide, sociologue et chargée de recherche à l’Inserm. Pour certains, la poudre blanche sert à provoquer un effet dissociatif – la sensation de se détacher de son corps et d’échapper à ses émotions. D’autres l’associent à la cocaïne – un cocktail surnommé « CK », pour « Calvin Klein » et « cocaïne kétamine » – pour ses effets euphoriques et hallucinatoires. Les usages changent aussi. « Les grosses traces en teuf laissent placent à des microdoses en club techno. Moins intenses, elles vont davantage se cumuler » , analyse Sarah Perrin, docteure en sociologie et spécialiste des questions de drogues, déviance et genre.
En 2023, 3,3 % des 18-24 ans et 4,8 % des 25-34 ans avaient déjà testé la kétamine, selon l’Observatoire français des drogues et des tendances addictives (OFDT) qui s’appuie sur « Eropp » (« Enquête sur les représentations, opinions et perceptions sur les psychotropes »), menée auprès de 14 984 adultes. « C’est loin d’être marginal… Il y a quelques années, on était à presque zéro avec seulement quelques usagers », s’inquiète Joëlle Micallef, cheffe du service de pharmacologie clinique et pharmacosurveillance de l’AP-HM. Un autre indicateur préoccupant montre que le profil des usagers a également évolué, cette substance n’étant plus uniquement réservée aux publics aguerris : « Il y a des cas où la première dépendance est liée à la kétamine – même avant l’alcool ou le tabac. On ne voyait pas ça avant ! »
« Nouveau et plus branché »
Sur TikTok et Instagram, un marketing pop et coloré entoure la « kéta », « Special K », « K2 ». Fort de 338 000 internautes, le compte Instagram Keta Polo Club tourne la consommation en dérision. « Il y a tout un marketing avec une certaine imagerie de la teuf, symbolisé par l’équidé – en référence à son utilisation comme anesthésiant pour chevaux. On donne l’impression que c’est nouveau et plus branché », observe Jean-Victor Blanc, médecin psychiatre à l’hôpital Saint-Antoine (AP-HP).
A cela s’ajoute une disponibilité accrue liée à une offre qui s’organise en ligne. « Les outils numériques permettent d’y accéder en un temps record : ce n’est plus vous qui cherchez le produit, c’est le réseau qui vient à vous », souligne Joëlle Micallef. Julien, 27 ans, n’a eu aucun mal à s’en procurer via ses « contacts de soirée » ou les réseaux sociaux : « En moyenne, c’est entre 30 et 40 euros le gramme – contre 70 pour la cocaïne. Moi, je passe directement par un grossiste et j’achète des 50 grammes à 320 euros, soit 5 ou 6 euros le gramme. » Julien en prend tous les deux jours, par voie nasale – que ce soit avant de rejoindre ses copains au bar ou pour mieux savourer l’un de ses films fétiches, Shining (Stanley Kubrick, 1980). « J’aime les effets psychédéliques et il n’y a pas de redescente brutale – ces moments angoissants où les sensations s’estompent », confie l’hyperactif qui essaie désormais de ralentir.
S’il reconnaît une forme d’accoutumance, Julien assure que la « ké » ne perturbe en rien son quotidien – ni son travail, ni le rugby, qu’il pratique depuis dix ans, ni ses relations. Diplômé en marketing, il admet toutefois ne réaliser qu’une ou deux missions événementielles par semaine – juste assez pour payer son loyer francilien. « On peut prendre régulièrement un produit sans que cela crée des conséquences dramatiques sur le plan sanitaire, social, économique, etc. Cela dépend des motivations à l’usage, des quantités consommées, du niveau socio-économique de la personne, du contexte de consommation… », observe Sarah Perrin.
En effet, les consommateurs ne sont pas tous égaux face à cette drogue : certains profils sont plus vulnérables, notamment celles et ceux qui cherchent à apaiser des souffrances psychiques. Chez des jeunes femmes en particulier émerge un usage plus discret. Pour Anna, 24 ans, étudiante à Rennes, la molécule sert de « béquille au quotidien », à la suite d’un parcours de vie cabossé : « J’ai perdu ma mère quand j’avais 10 ans et les liens avec mon père restent distants. » Elle a longtemps tenu le rôle de « petite fille modèle » – bonne élève, loin de l’alcool et des excès. Puis, à 20 ans, la bascule : les premiers « taz » – ces cachets d’ecstasy frappés d’un smiley – et un partenaire qui vendait de la kétamine. « Le quotidien passe au second plan et ça coupe du lien social », déplore celle qui voit moins ses amis. Son corps, lui, encaisse : le produit irrite la vessie et déclenche des infections urinaires à répétition.
« Ablations de la vessie »
Et les conséquences peuvent aller bien au-delà de l’inconfort. « On parle de 400 à 500 complications sanitaires en France, contre une vingtaine de cas il y a dix ans. Depuis quatre ans, cela augmente progressivement. Il s’agit de patients passés par les urgences, pris en charge en addictologie, parfois en urologie pour des complications pouvant mener à des ablations de la vessie », alerte Joëlle Micallef.
Eric Gautier est éducateur au centre de soin, d’accompagnement et de prévention en addictologie (Csapa) Arpade, à Toulouse, un établissement qui suit plus d’un millier de personnes, dont un tiers ont moins de 30 ans. Il rencontre des consommateurs aux usages plus lourds – qui ont recours à l’injection intramusculaire –, et constate une diffusion plus large de la kétamine : « Les connaissances circulent vite, les effets recherchés sont identifiés, et toutes les classes sociales sont concernées. » Et lorsque la dépendance s’installe, le soutien devient vital.
Parmi ses patients, Maxime, 27 ans. Il se dit chanceux d’avoir eu des « parents en or », les premiers à l’avoir orienté vers le Csapa. A l’époque étudiant en BTS informatique, il rentrait de cours le regard éteint. Le cannabis a commencé au collège, puis sont venues la morphine et la kétamine, en intraveineuse : « Je suis anxieux depuis le primaire et j’ai toujours été intéressé par les drogues, je lisais leur composition sur Wikipédia. » Ce qui le frappe encore, c’est une image de son père : « Le voir me relever du sol pour me remettre au lit… Ce n’était plus possible. Ça abîme trop de choses. »
Depuis sept ans, Maxime est suivi par un médecin, un psychiatre et un psychologue. Il est aujourd’hui à la recherche d’un emploi et tente de contrôler sa consommation. « Je ne cherche pas l’abstinence. Ce que je veux, c’est consommer de façon festive comme mes potes. »
[Source: Le Monde]