Arthur Koestler : le triste métier de comprendre le stalinisme, par Daniel Rondeau (de l’Académie française)

Calmann-Lévy réédite cinq romans de l’écrivain, dont le classique « Zéro et l’Infini », qui lui valut, à sa sortie, en 1945, l’opprobre de l’intelligentsia communiste à Paris.

Déc 21, 2025 - 13:22
Arthur Koestler : le triste métier de comprendre le stalinisme, par Daniel Rondeau (de l’Académie française)
Arthur Koestler, à Paris, en 1940. MEC, FONDS MCC, GRANDPALAISRMN / GISÈLE FREUND

Arthur Koestler (1905-1983) appartient, avec Victor Serge et Alexandre Soljenitsyne, au cercle des valeureux qui ont déchiré la fable du paradis rouge. Son coup de sabre dans les sornettes sanglantes du stalinisme porte un titre : Le Zéro et l’Infini. La publication à Paris, en 1945, de ce roman à la puissance fatale donne des haut-le-cœur à l’intelligentsia des bords de Seine qui sacrifie la bouche en cœur au culte de Staline. L’auteur est couvert d’insultes. Simone de Beauvoir, une ancienne amie de Koestler, s’illustre sans gloire dans ce petit jeu de massacre. Elle n’est pas la seule, de nombreux écrivains étaient allés au communisme comme à une fanfare ou à une source d’eau fraîche. La source était empoisonnée, l’eau coulait rouge et les fanfares du Komintern couvraient les cris des condamnés.

Au moment où le monde prenait conscience de l’ampleur de L’Univers concentrationnaire nazi (le livre de David Rousset paraît en 1946), il n’était pas conseillé à Paris de dénoncer les crimes qui se perpétuaient dans les lointains du goulag. Circulez, il n’y a rien à voir ! D’anciens déportés victimes du nazisme se sont même mobilisés pour nier l’existence d’un système hautement criminel en Union soviétique. Pierre Daix, résistant, déporté à Mauthausen, qui avait basculé dans le mensonge communiste, condamne alors les tentatives de Rousset de faire la vérité sur l’univers du goulag. Il s’en est expliqué dans Tout mon temps (Fayard, 2001), un très beau livre de rétrospectives méditatives.

Dans la dissidence

Né dans une famille juive d’Autriche, l’infatigable Koestler avait eu une vie avant le communisme. Sa jeunesse fut celle d’un journaliste toujours errant sur les braises, de Vienne à Londres, en passant par Jérusalem et Moscou. Sa bohème aventureuse et gourmande des promesses de la vie annonce l’exception que sera son œuvre. Avant la faucille et le marteau, encore adolescent, il avait servi l’étoile de David. Il tente alors de s’implanter dans un kibboutz et noue des liens passionnés et changeants avec le judaïsme, puis revient en Europe, entre au Parti communiste allemand en 1931, travaille pour le Komintern et couvre la guerre d’Espagne. En avril 1938, après quatre ans de terreur à Moscou, Koestler s’éloigne de la cause qu’il servait et rejoint Manès Sperber (1905-1984) dans la dissidence.

Sans doute est-il nécessaire d’évoquer ce nom injustement oublié de Sperber, qui n’était pas seulement un écrivain majeur de son temps. Si les éditions Calmann-Lévy ont pris l’heureuse initiative de nous offrir un bouquet de romans de Koestler, c’est bien parce que Manès Sperber (dont cette maison a aussi réédité les œuvres autobiographiques l’année dernière) en fut longtemps l’âme politique et littéraire. Parmi ces rééditions, Le Zéro et l’Infini bien sûr (avec, désormais, une préface d’Emmanuel Carrère), mais aussi l’étonnant Spartacus (avec une nouvelle traduction par Olivier Mannoni), roman historique sur la révolte des esclaves à Rome au Ier siècle avant Jésus-Christ, où Koestler traitait en fait des questions de son temps. Et encore le très beau Croisade sans croix, le roman d’un réfugié hongrois confronté à l’indifférence de ceux qui l’accueillent.

Le mensonge bien-pensant

J’avais rencontré Manès Sperber dans son appartement de la rue Notre-Dame-des-Champs, à Paris, en 1983. Né dans un village de Galicie peuplé de « Luftmenschen, artisans, marchands sans biens, tous juifs, qui menaient une existence de courant d’air », puis installé dans la capitale autrichienne, il appartenait, comme Koestler, m’avait-il confié, à « une génération qui était du côté de tout ce qui se renversait ». Exilés à Paris, Koestler et Sperber coopèrent avec Willi Münzenberg, le sorcier surdoué qui manipule des caravanes d’intellectuels européens sur le front magique de l’antifascisme (il finira mal, lui aussi). Sperber gravit avec prestance les échelons du pouvoir rouge international, mais, dès 1937, il rompt avec le communisme et condamne le totalitarisme soviétique dans un livre publié à Paris, Analyse de la tyrannie. Koestler commence, en janvier 1939, la rédaction du Zéro et l’Infini que Sperber publiera chez Calmann…

Koestler-Sperber, les deux amis ont fait l’expérience de la farce tragique pilotée par le camarade Staline. Ils ont appris sur le tas le triste métier de comprendre et prennent au même moment leur élan, libérés des chaînes du conformisme révolutionnaire. Leur témoignage va se loger et grandir dans une constellation d’esprits travaillant dans le même sens.

Chaque homme finit par ressembler à sa douleur, expliquait Malraux, qui a remisé sa combinaison « España » d’aviateur mitrailleur et se prépare à passer en silence de la révolution à la nation, avant de franchir la barricade mystérieuse qui le sépare encore de son musée imaginaire.

La saveur de l’espoir

C’est dans ce contexte de doutes et d’alarmes (Georges Bernanos, Simone Weil) qu’Arthur Koestler va s’employer à fissurer le mur du mensonge bien-pensant. C’est pour lui qu’Albert Camus se fâche avec Sartre après une soirée chez Michelle et Boris Vian pendant laquelle Koestler et son livre, Le Yogi et le Commissaire (1945), ont été à nouveau ridiculisés. « Notre époque, écrit alors Camus, est celle qui, ayant poussé le nihilisme à ses conclusions extrêmes, a accepté le suicide… Les hommes de la Terreur ont poussé les valeurs du suicide jusqu’à leur conséquence extrême, le meurtre légitime, qui est le suicide collectif. »

Malgré les tirs de barrage qui pilonnent la position naissante de Koestler dans le paysage littéraire, Le Zéro et l’Infiniconnaît un succès fulgurant. Le roman s’installe pour longtemps en tête des ventes. Pourtant Koestler n’avait pu s’appuyer pour écrire que sur un nombre très restreint de documents attestant la réalité des purges staliniennes. Le romancier a ouvert une brèche dans la double enceinte d’ignorance et de mensonges qui entourait encore les procès de Moscou. L’une des rares voix qui s’élève en mars 1946 pour saluer Arthur Koestler est d’ailleurs celle du feuilletoniste du Monde Emile Henriot. L’académicien compare cet auteur « inconnu » à Dostoïevski et Conrad. Il a raison. Tous les romans de Koestler nous donnent à connaître le prix et l’odeur de la vie, le froid du malheur et la saveur de l’espoir, mais Le Zéro et l’Infini surplombe cette œuvre riche et diverse.

Ce récit de la chute d’un dirigeant communiste, Roubachov, arrêté par les siens (sa cellule, ses interrogatoires, et bien sûr ses aveux), devient sous la plume de Koestler le tableau d’un système prompt à dévorer ses enfants. Une tension jamais discontinuée, un art de camper une situation ou un personnage, d’en sonder les tourments, une force descriptive qui va au-delà des apparences. Le Zéro et l’Infini avait sans doute été l’un des grands romans politiques du XXe siècle. Les temps ont changé depuis 1945. Il demeure aujourd’hui l’un des livres qui prouvent la toute-puissance de la fiction. Chaque époque enfante ses propres gorgones et s’arrange toujours à merveille pour leur fabriquer de seyantes tenues de camouflage. Arthur Koestler nous rappelle que la liberté emprunte parfois des sens interdits par nos connivences et nos préjugés, et que la littérature, ses vérités et ses mensonges restent souvent le chemin le plus sûr pour savoir qui nous sommes et dans quel pays nous vivons.

Extraits

« Le long du couloir courut, sourd et discret, le bruit d’un roulement de tambour étouffé. On ne frappait pas, on ne martelait pas : les hommes des cellules 380 à 402, qui formaient la chaîne acoustique et faisaient à présent une haie d’honneur derrière leur porte, imitaient avec une fidélité trompeuse le son du roulement solennel des tambours voilés que le vent porte du lointain. Roubachov se leva, l’œil collé à l’œilleton, et rejoignit le chœur en tapant des deux mains, rapidement et en rythme, contre la porte bétonnée (…). On perçut le cliquetis d’un trousseau de clefs, la grille se referma et juste après on entendit distinctement des bruits qui se rapprochaient, des frottements et des glissades sur les dalles de pierre (…). Le champ de vision de Roubachov, qui se limitait aux cellules 401 à 407, était toujours vide. Les bruits sur les dalles – traînements, glissades, crissements – se rapprochèrent à grands pas, il entendit aussi des gémissements et des plaintes qui ressemblaient aux pleurs d’un enfant. Les pas devinrent plus rapides, à gauche le tambour diminua un peu de puissance, à droite il enfla. »

Le Zéro et l’Infini, pages 193-194

« L’entrevue au consulat était terminée. En rentrant dans le bâtiment qui portait l’écusson héraldique au-dessus de la porte, il avait eu cette impression de déjà-vu qui ressemble aux rêves. (…) On l’avait dirigé vers un de ces cabinets, où une femme pâle qui paraissait avoir la migraine s’était adressée à lui d’une voix sans timbre. Elle lui a parlé des restrictions de transports, et de la nécessité de produire un passeport, divers papiers timbrés par la police locale, des références dans le pays de destination et la preuve qu’il y possédait de quoi vivre. Quand Peter, croyant à quelque méprise, avait essayé de lui expliquer qu’il n’était pas un touriste mais qu’il désirait s’engager dans l’armée, elle avait répété avec une patience polie qu’il lui faudrait fournir un passeport, puis attendre les événements ; et comme Peter, de plus en plus nerveux, avait continué à essayer d’expliquer ce qu’il désirait, elle avait ajouté avec un regard légèrement ennuyé de ses yeux sans cils que son temps était compté et que son pays était en guerre. »

[Source: Le Monde]