La guerre au Soudan fait craindre un effet domino dans la région
« Guerre au Soudan : l’onde de choc régionale » (1/8). Fusils, drones et pétrodollars : la guerre fratricide entre l’armée soudanaise et les paramilitaires des FSR, dopée par l’ingérence émiratie, redessine les alliances régionales et menace d’entraîner les pays voisins dans une spirale déstabilisatrice.
Fusils dans une main et smartphones dans l’autre, les paramilitaires des Forces de soutien rapide (FSR) se sont enfoncés, hilares, fin octobre, dans les faubourgs d’El-Fasher, au cœur du Darfour, pour y perpétrer leurs crimes : un nettoyage ethnique filmé, mais dont l’ampleur reste inconnue. La prise de cette ville de l’ouest du Soudan, assiégée pendant un an et demi, marque un tournant majeur dans la guerre commencée en 2023 et que l’ingérence de puissances étrangères ne fait qu’intensifier. Alors que se profile le scénario d’une partition, le conflit soudanais menace désormais de déstabiliser la région tout entière.
Depuis son indépendance en 1956, le pays des deux Nils n’est jamais parvenu à s’extraire du cycle des violences opposant le centre historique – la capitale Khartoum et la vallée du Nil – aux périphéries marginalisées. Cette nation pluriethnique, à la fois arabe et africaine, n’a jamais résolu ces tensions structurelles qui ont abouti, en 2011, à la naissance du plus jeune Etat souverain, le Soudan du Sud, au prix de deux décennies de combats et de 2 millions de morts. Aujourd’hui encore persiste le risque de la dislocation.
Si l’histoire semble se répéter au Soudan, tout indique que la situation se dégrade. Le pays est submergé par la guerre implacable à laquelle se livrent deux généraux autrefois alliés pour confisquer la révolution populaire qui renversa, en 2019, le dictateur Omar Al-Bachir : Abdel Fattah Abdelrahman Al-Bourhane, chef des forces armées soudanaises (FAS) et président de facto de son bastion de Port-Soudan, et Mohammed Hamdan Daglo, dit « Hemetti », à la tête des FSR, ex-leader de milices janjawids actives lors du génocide darfouri de 2003-2004.
Cette guerre fratricide a causé au moins 150 000 morts, selon des estimations prudentes. Pour l’heure, l’intensité des combats, les atrocités à répétition et l’usage massif de drones rendent impossible un bilan exhaustif. Le Soudan, qui compte environ 50 millions d’habitants, a vu plus du quart de sa population déplacée : 10 millions à l’intérieur du pays et plus de 4 millions à l’extérieur, principalement au Tchad, en Egypte et en Ethiopie. Cet exil massif résulte à la fois de la politique de terre brûlée menée au Darfour et de la destruction quasi totale de Khartoum, épicentre du conflit, où les premières balles ont été tirées, le 15 avril 2023.
Cette guerre dépasse toutefois le duel mortifère entre généraux et la répétition de l’histoire sanglante au Darfour. Avec ses huit frontières, le Soudan, grenier à grains et réservoir d’or régional, attise les convoitises de voisins. Ces derniers n’hésitent pas à piller ou à détourner tout : minerais, bétail, véhicules, gomme arabique, jusqu’à la ferraille des maisons désossées. Le géant de l’Afrique de l’Est est chancelant, rongé par la violence. Son territoire est devenu un vaste échiquier stratégique où s’entrechoquent les sphères d’influence qatarie, émiratie, saoudienne, mais aussi turque et égyptienne. De l’autre côté de la mer Rouge, les monarchies du Golfe surveillent ses mines d’or qui alimentent les marchés de Dubaï, et ses plaines fertiles qui garnissent les souks de la péninsule Arabique. Devenues incontournables dans les affaires africaines grâce à leurs pétrodollars et elles-mêmes en proie à de fortes rivalités internes, elles embarquent les pays de la région dans leurs grandes manœuvres.
Parmi ces acteurs, les Emirats arabes unis se distinguent par leur soutien massif aux FSR. Ils leur fournissent une aide financière et militaire presque illimitée, à travers un réseau logistique tissé en cooptant plusieurs pays frontaliers. Un pont aérien impressionnant achemine armes, drones, munitions, véhicules et mercenaires étrangers.
Mercenaires colombiens
Un épisode survenu le 20 novembre 2024, dans les sables du Darfour du Nord, illustre la complexité du maillage régional autour du conflit soudanais. Ce jour-là, un convoi de camions chargés d’armes quitte la Libye pour s’enfoncer dans le désert sur près de 1 000 kilomètres et rejoindre, plus au sud, les abords d’El-Fasher, alors encore assiégée par les FSR. Une escorte lourdement équipée veille sur cette cargaison destinée aux paramilitaires, déterminés à s’emparer de ce bastion des forces régulières.
Mais la traversée tourne court. A l’approche d’El-Fasher, le convoi tombe dans une embuscade tendue par des combattants de la Force conjointe du Darfour, une milice alliée à l’armée régulière du général Al-Bourhane. En inspectant les véhicules, les assaillants découvrent, médusés, la nationalité des convoyeurs : des mercenaires colombiens. Comme le révèle ensuite le média en ligne colombien La Silla Vacia, ces anciens militaires travaillent pour le compte d’Abou Dhabi. Acheminés discrètement depuis les Emirats vers Benghazi – dans la zone de la Libye contrôlée par le maréchal Khalifa Haftar –, ils ont ensuite pris la route du Soudan pour prêter main-forte aux hommes de « Hemetti ». Plusieurs centaines de ces Sud-Américains opèrent encore aujourd’hui au Darfour, aux côtés des FSR.
Dans le Sud libyen, la mécanique émiratie est bien huilée. Le clan Haftar, très redevable à l’égard d’Abou Dhabi, a mis à sa disposition, aux portes du désert, deux aéroports : Koufra et Maaten Al-Sarra. Leurs pistes accueillent un ballet ininterrompu de gros-porteurs en provenance des Emirats, qui y déchargent de l’armement. Ces postes avancés d’un genre nouveau constituent la signature stratégique émiratie : un réseau aérien conçu pour ravitailler sans relâche les FSR.
L’acharnement des Emirats à soutenir les paramilitaires, dopés aux pétrodollars, redessine peu à peu les affiliations régionales. Dans le nord de la Somalie, la région autonome du Puntland a ainsi cédé une partie de l’aéroport de Bossasso, transformée en base pour l’armée et les services de renseignement émiratis, contre espèces sonnantes et trébuchantes. C’est dans les préfabriqués surchauffés de ses hangars que font escale les mercenaires colombiens avant de filer vers le Soudan.
Au Tchad, c’est sous le couvert de la construction d’un hôpital de campagne à Amdjarass que les Emirats arabes unis font atterrir des avions chargés d’armement. Malgré l’embargo sur les armes pour le Darfour, Abou Dhabi y achemine de tout : drones chinois, fusils canadiens, obus bulgares, systèmes de défense français… Cette opération clandestine s’opère, au Tchad, sous le parrainage du président Mahamat Idriss Déby : Amdjarass est le fief de la dynastie au pouvoir.
Flux continu d’armement
Bien que le président émirati, Mohammed Ben Zayed Al Nahyane, nie farouchement tout soutien à « Hemetti », Abou Dhabi n’a jamais fait mystère de ses ambitions au Soudan. L’émirat a signé, fin 2022, un contrat record de 6 milliards de dollars avec Khartoum portant sur le développement d’un nouveau port stratégique sur la mer Rouge, ainsi que sur 160 000 hectares de terres agricoles. Ce projet colossal a été mis en pause par la guerre, mais plusieurs sources sécuritaires affirment qu’il reste prioritaire.
Sur la défensive depuis la plainte pour complicité de génocide, déposée à son encontre devant la Cour internationale de justice, début 2025, par le gouvernement soudanais – et depuis rejetée –, Abou Dhabi allume des contre-feux. L’émirat met surtout l’accent sur le « péril islamiste », accusant le général Al-Bourhane de comploter avec le keizan, nom donné aux piliers du mouvement islamiste soudanais proche des Frères musulmans, autrefois au pouvoir. Si une frange opportuniste profite en effet de la guerre pour regagner du terrain politique, cette rhétorique vise avant tout à détourner l’attention des crimes commis au Darfour par leur proxy : les FSR.
Rien ne semble ébranler les faucons émiratis, liés à « Hemetti » par une décennie de complicité financière. Tout a commencé, en 2015, dans la guerre au Yémen : les paramilitaires combattent sous la bannière émiratie dans la coalition dirigée par l’Arabie saoudite. La lune de miel se poursuit jusqu’à aujourd’hui : en échange d’un flux continu d’armement pour ses troupes, le nouveau maître du Darfour exporte des tonnes d’or vers Dubaï. « Hemetti » et ses proches y disposent encore d’officines et de comptes bancaires pour blanchir les pépites du Soudan.
Afin d’expédier les minerais hors des zones sous son contrôle, le chef des FSR s’appuie sur le réseau de complicités régionales patiemment tissé par Abou Dhabi au Tchad, au Soudan du Sud, en Ouganda et au Kenya. Une relation en forme de symbiose s’est installée entre le riche émirat et des dirigeants africains avides de financements rapides.
Même le Kenya, vitrine démocratique de l’Afrique de l’Est, n’échappe pas à la règle. William Ruto, son président, ouvre grand les portes de son pays aux FSR, pourtant sous sanctions américaines pour « génocide » au Darfour. Il les aide même à acheminer de l’armement vers Nyala, bastion d’« Hemetti ». Cet accueil bienveillant coïncide avec la flambée des exportations d’or du Kenya vers Dubaï, notent de nombreux observateurs.
L’émir d’Abou Dhabi sait se montrer généreux avec ses obligés. En mars, une semaine après une grande conférence des FSR à Nairobi, au cours de laquelle ils ont proclamé la création d’un gouvernement parallèle soudanais, le président kényan a reçu un prêt d’une valeur de 1,5 milliard d’euros des Emirats. Des investissements similaires fleurissent dans la région : au Tchad, en Ethiopie, au Soudan du Sud – ce dernier vient de décrocher près de 10,2 milliards d’euros dans un accord pétrolier avec les Emirats.
Si l’appui émirati est lucratif, il expose les pays africains qui s’impliquent dans la guerre soudanaise à leurs propres fragilités. Les nations de la bande du Sahel et de la Corne de l’Afrique forment un écheveau d’interdépendances où s’entremêlent communautés transfrontalières et vieilles rancunes tenaces. Ces intrications font redouter un effet domino autour du Soudan.
Le Tchad est le plus vulnérable. Adossé au Darfour, il en reflète les fractures communautaires : Arabes et non-Arabes, essentiellement des Zaghawa et des Masalit. Ces derniers s’indignent des massacres subis par leurs familles à El-Fasher et ailleurs. La faction zaghawa de l’armée tchadienne accuse ouvertement de complicité le président tchadien, Mahamat Idriss Déby, qui fournit aux FSR armes et carburant, au service des intérêts émiratis. N’Djamena vit dans la crainte d’un coup d’Etat.
Partage disputé des eaux du Nil
Si l’équation est critique pour le pouvoir tchadien, elle n’en est pas moins complexe dans la Corne de l’Afrique. Les tensions s’y superposent dangereusement. L’escalade diplomatique entre l’Ethiopie et l’Erythrée s’intensifie sur fond de vieux différends frontaliers et de l’ambition éthiopienne de reconquérir un accès à la mer Rouge. Dans ce jeu d’alliances croisées, où chaque Etat se concentre sur sa propre sécurité, l’Erythrée collabore ouvertement avec les forces armées soudanaises du général Al-Bourhane, et indirectement avec l’Egypte, qu’elle considère comme le rempart contre l’expansionnisme éthiopien.
Le Caire y voit un levier direct pour déstabiliser l’Ethiopie, grand rival régional. A l’origine de cette hostilité : le mégabarrage de la Renaissance éthiopien sur le Nil Bleu, qui menace l’accès vital à l’eau pour les Egyptiens. De son côté, Addis-Abeba – trop occupé par les multiples insurrections sur son territoire – observe avec prudence les développements dans le conflit du Soudan. Il a longtemps été à couteaux tirés avec Khartoum en raison, là aussi, du partage disputé des eaux du Nil ainsi que d’une frontière au tracé contesté.
Cette dangereuse volatilité n’a pas échappé à l’administration de Donald Trump, qui se désintéresse pourtant largement des affaires africaines. Dans sa nouvelle stratégie de sécurité nationale de novembre, centrée sur la réduction de l’aide humanitaire au profit d’investissements sur le continent, elle pointe que « des possibilités d’engagement pourraient inclure la négociation d’accords pour des conflits en cours (…) comme celui au Soudan » ainsi que la « prévention de nouveaux conflits (par exemple, entre l’Ethiopie et l’Erythrée) ».
Le président américain avait déjà formulé un intérêt relatif pour le conflit soudanais lors de la visite du président saoudien, en septembre, à la Maison Blanche. « [Mohammed Ben Salman] voudrait que je fasse quelque chose de très puissant en rapport avec le Soudan. Ce n’était pas dans mes plans d’être impliqué là-dedans. Je pensais que c’était juste quelque chose de dingue et hors de contrôle, mais je vois à quel point c’est important pour vous », avait-il déclaré à l’intention du prince héritier saoudien, à l’issue de leur rencontre.
Mais Donald Trump, pourtant friand de médiations spectaculaires, se tient plutôt en retrait. De quelle marge de manœuvre les Emirats arabes unis vont-ils disposer dans la Corne de l’Afrique ? Outre qu’il est un allié incontournable des Etats-Unis sur les dossiers de la guerre à Gaza et du nucléaire iranien, le riche Etat du Golfe a promis, en mai, d’injecter la somme faramineuse de 1 400 milliards de dollars d’investissement sur dix ans aux Etats-Unis.
Pour l’heure, l’Occident se révèle impuissant à démêler le nœud géopolitique qui enserre le Soudan. Et les Soudanais demeurent les grands oubliés des affaires internationales, comme ils l’avaient été au tournant des années 2000, lors du génocide perpétré au Darfour par les janjawids, ancêtres des FSR.
Début décembre, un écho troublant est venu rappeler cette amnésie collective. La Cour pénale internationale de La Haye a condamné le chef de milice janjawid Ali Kushayb pour des viols, des meurtres et des tortures, perpétrés au Darfour entre 2003 et 2004. Sa « campagne d’extermination, d’humiliation et de déplacement », minutieusement décrite et sanctionnée par les juges, laisse un goût amer, tant elle résonne avec l’actuelle tragédie au Soudan.
[Source: Le Monde]