Alberto Da Silva, universitaire, à propos de « L’Agent secret » : « Au Brésil, filmer le passé, c’est parler du présent »
Dans un entretien au « Monde », le maître de conférences à la Sorbonne évoque, à la lumière du long-métrage de Kleber Mendonça Filho, la représentation à l’écran de la dictature militaire, en place de 1964 à 1985.
L’année 2025 s’achève comme elle s’était ouverte, avec un film centré sur la dictature militaire qui a tenaillé le Brésil entre 1964 et 1985 : à Je suis toujours là, de Walter Salles, répond aujourd’hui L’Agent secret, de Kleber Mendonça Filho. Spécialiste du cinéma brésilien et maître de conférences à la Sorbonne, l’universitaire Alberto Da Silva met en perspective, pour Le Monde, le succès massif que ces films ont rencontré, en salle comme dans les grandes compétitions internationales.
Qu’ont en commun « Je suis toujours là » et « L’Agent secret » ?
Ce ne sont pas les deux premiers films à évoquer la dictature, tant s’en faut. Mais l’écho qu’ils trouvent à l’étranger est, lui, inédit. Walter Salles a opté pour un mélodrame humaniste, respectant les canons hollywoodiens. La voie empruntée par Kleber Mendonça Filho est plus complexe, avec un hommage appuyé au cinéma de genre. Tous deux sont sortis dans la foulée du mandat du président d’extrême droite Jair Bolsonaro (2019-2023), un nostalgique notoire de la dictature. Filmer le passé, c’est toujours parler du présent – en particulier au Brésil.
La question de la mémoire, à la fois lacunaire et tenace, est au cœur des deux films. Comment l’expliquez-vous ?
En 1979, le Brésil a choisi d’amnistier ceux qui avaient commis des crimes durant la dictature, contrairement à d’autres pays d’Amérique du Sud, comme l’Argentine, qui les ont portés devant les tribunaux. Face au risque d’amnésie que fait courir cette décision, les cinéastes brésiliens ont d’abord documenté, de manière très réaliste, les atrocités du régime. Walter Salles et Kleber Mendonça Filho s’inscrivent dans une vague ultérieure, abordant la mémoire sous un angle plus intime et subjectif.
Kleber Mendonça Filho parle de « Cabra marcado para morrer » (1984), d’Eduardo Coutinho, comme de son film préféré. « L’Agent secret » en porte-t-il la trace ?
Le cinéma de Mendonça Filho a toujours fait dialoguer le visible et l’invisible ; bien qu’omniprésente, la violence, le plus souvent, reste hors champ. En cela, il doit beaucoup à son maître, le documentariste Eduardo Coutinho [1933-2014], qui maniait remarquablement l’art de l’ellipse. Cabra marcado para morrer dresse le portrait de la veuve d’un militant des ligues paysannes du Pernambouc, assassiné par les propriétaires terriens. Sa force tient, en partie, à ses sauts temporels ; celle de L’Agent secret aussi.
Une jambe mystérieuse, putréfiée et poilue, traverse « L’Agent secret ». Que faut-il y voir ?
Une allégorie. A mesure que la dictature s’est durcie, de plus en plus de cinéastes ont eu recours à cette figure de style, pour contourner la censure. Avec son personnage de femme mariée multipliant les aventures sentimentales, Os homens que eu tive (1973), de Tereza Trautman, a ainsi pu être vu comme une charge contre le patriarcat, mais aussi contre la répression des libertés.
Qui furent les instigateurs de cette pente allégorique ?
Les tenants du « cinema novo », le mouvement animé par Glauber Rocha, Joaquim Pedro de Andrade ou Nelson Pereira dos Santos, dans les années 1960. Antonio das Mortes (1969), le dernier film de Rocha tourné au Brésil avant son exil, en offre une sorte de sommet désenchanté : après des œuvres chargées d’espoir, où les personnages cheminent vers la mer, il renvoie le Brésil à sa violence, à travers la figure d’un tueur à gages du Nordeste qui se retourne contre son employeur, un colonel sanguinaire.
Pourquoi cette région est-elle aujourd’hui si dynamique ?
En 1990, dans un élan ultralibéral, l’Etat fédéral a cessé brutalement de financer le cinéma. Dans le Nordeste, et au Pernambouc en particulier, la cinéphilie s’est alors tournée vers des opérateurs locaux. Un cercle vertueux s’est mis en place, associant les universités, les salles de cinéma, la filière musicale et certains mécènes, comme la Fondation Joaquim Nabuco. Outre Mendonça Filho, cela a aidé de nombreux cinéastes, tels Marcelo Gomes, Claudio Assis ou Gabriel Mascaro, à se faire un nom. Historiquement, le regard des artistes du Nordeste, où la dictature fut féroce, tranche par sa radicalité.
« L’Agent secret » fait explicitement référence à « Iracema » (1975), d’Orlando Senna et Jorge Bodanzky, et à « Ultimatum » (1977), d’Hector Babenco. Quelle place ces films occupent-ils dans l’histoire du cinéma brésilien ?
Le premier transforme la jeune indigène Iracema, un personnage majeur de la littérature brésilienne, symbole de l’identité nationale, en une prostituée édentée. Le second montre frontalement, pour la première fois sur nos écrans, des fonctionnaires s’adonner à des actes de torture. Les deux faces de notre cinéma sont ici mises en regard : l’allégorie et la vérité.
[Source: Le Monde]