« Mektoub, My Love. Canto Due », le bijou azuréen d’Abdellatif Kechiche

Le réalisateur sort le dernier volet d’une trilogie sétoise, entre jeu de dupes et incandescence des désirs, entamée en 2016. Le film de toutes les réconciliations et des retrouvailles, avec des personnages qui n’en finissent pas de nous surprendre.

Déc 2, 2025 - 11:23
« Mektoub, My Love. Canto Due », le bijou azuréen d’Abdellatif Kechiche
Hafsia Herzi (Camélia) et Dany Martial (Dany), dans « Mektoub, My Love. Canto Due », d’Abdellatif Kechiche. PATHÉ DISTRIBUTION

Sur la route qui mène à ce joyau, on trouve un Abdellatif Kechiche pied au plancher, venu voici dix ans se laver à Sète des règlements de comptes qui – sous les griefs cumulés de la violence au travail, du « male gaze » et de la concupiscence – avaient assombri en 2013 la Palme d’or de La Vie d’Adèle (1 million de spectateurs).

Dans l’Hérault, chez le Brassens de La Mauvaise Réputation, il part alors, fidèle à son tempérament, aggraver son cas. S’entoure d’une jeunesse vibrionnante, se met entre mer et soleil en surchauffe épidermique, célèbre à fleur d’objectif les ruses, détours et pâmoisons du désir, frémit à la beauté dionysiaque du monde, enquille surtout en neuf mois de tournage de quoi faire dix films sur une intrigue qui tient sur une feuille de papier à cigarettes.

Entre les mille drames qui coûtent à Kechiche dix années de nouveaux combats, trois films seront tournés : Mektoub, My Love. Canto Uno (2018) ; Mektoub, My Love. Intermezzo (2019, inédit en salle) ; Mektoub, My Love. Canto Due, en salles le 3 décembre. On y dénombre une guerre de tranchées avec son producteur Pathé. Une séance cannoise de cauchemar pour Intermezzo, longue transe sexuelle boycottée par son actrice principale, qui ne sortira jamais. Une mise en liquidation judiciaire de sa société de production. Enfin et surtout, un accident vasculaire cérébral qui le terrasse à quelques encablures de la première projection du troisième volet au Festival de Locarno (Suisse), en août.

Sale ironie du sort, alors même que Mektoub, My Love. Canto Due est le film de toutes les réconciliations. Moins de descentes de reins hypnotiques, plus de réflexion sur le cinéma, pas mal d’humour, d’époustouflants changements de ton, cela sans renoncer à la fièvre sensorielle et à la cruauté légère, soufflant comme le zéphyr, qui font le prix de cette trilogie. Même Ophélie Bau, objet du scandale d’Intermezzo, revient pour défendre le film et son auteur. Il s’agit donc, pour Kechiche, 64 ans, de prendre les mêmes et de recommencer, pour mieux nous surprendre et, sans doute, pour se surprendre lui-même au cours de ce processus démiurgique qu’on nomme le montage.

Nouveau tandem

Petit rappel, pour l’heure, des protagonistes. Amin (Shaïn Boumedine), de retour de Paris, beau garçon farouche, aspirant cinéaste, observe la vie endiablée de ses amis sans y toucher. C’est le seul type fiable de la bande. De cette posture de saint ou d’artiste, plus ou moins discrètement, les filles sont folles. Ophélie (Ophélie Bau), sa meilleure amie et sculpturale beauté, trompe furieusement l’attente du retour de son commando de marine en chaude compagnie, avec Tony, le cousin d’Amin (Salim Kechiouche), lui-même dragueur en série, emballeur de première, maître tchatcheur.

Quelques nymphes gracieuses, dont la serpentine Céline (Lou Luttiau), complètent la bande, tandis qu’à l’étage supérieur de la pyramide des âges quelques beaux personnages sont disposés. La mère d’Amin (Delinda Kechiche), saillie aux lèvres et angoisse au cœur, qui tient d’une main experte le couscous du coin. Ou encore la tante Camélia (Hafsia Herzi), telle qu’on aurait tous aimé en avoir une pour aller avec elle au bout de la nuit.

Canto Due ne s’en organise pas moins autour d’un nouveau tandem, totalement inattendu. Jack (André Jacobs), vénérable producteur qui pense que l’argent rachète une jeunesse, et Jessica (Jessica Pennington), actrice à la beauté décavée qui lui rend 30 étés à vue d’œil, sont le couple hollywoodien en villégiature à Sète. Très modérément plausible eu égard au géotourisme américain, l’hypothèse fonctionne génialement pour le film.

L’amorce de l’intrigue pose les choses. Arrivée nocturne en décapotable anglaise du couple devant le couscous Au Soleil de Hammamet. Qui ferme, leur signifie-t-on aimablement. Ça discutaille, le couple ne veut rien entendre, force la porte, s’assoit, avec l’air désinvolte et hautain de ceux qui s’imaginent que tout leur est dû. Bonne pâte, la mère d’Amin rouvre les cuisines, tandis que la famille et les copains débarquent pour s’enquérir du double phénomène, lequel mange comme les cochons.

Rouerie des puissants

La notation n’est pas anecdotique. On a tant reproché à Kechiche, en se pinçant le nez, sa vulgarité qu’il s’agit ici de la montrer dans sa vérité nue. Les plus jeunes reconnaissent la fille, qui vient de vivre son quart d’heure de gloire dans une série.

Tiens, se dit la mère d’Amin, un prêté pour un rendu, pourquoi ne pas en profiter pour caser le scénario du fiston ? Elle aurait tort de se gêner. Jack, le nez dans la graine, fait la sourde oreille. Jessica, dans l’état second qui a remplacé chez elle le premier, et qui s’ennuie visiblement à mourir, montre plus de curiosité. Le motif est lancé. Kechichien, ou renoirien, comme on voudra. La rouerie des puissants, la hardiesse des exclus. Rien de manichéen pour autant. Juste une guerre à mort au bal masqué des apparences.

Amin et son cousin Tony rendent à plusieurs reprises visite au couple dans leur villégiature. Déjeuners au champagne à l’aplomb du soleil, bord de piscine azuréen où trempe, stone et égrillarde, l’ogresse Jessica, sous l’œil éteint de son pygmalion. Soit dit en passant, Jessica Pennington, qui l’incarne, revient sous le nom de Jude Taylor d’à peu près 300 vidéos pornos qui ont échappé à notre vigilance critique : elle est ici d’une majestueuse et touchante décadence. Le scénario, rebaptisé Robot Love, est supposément au centre de ce jeu de dupes, mais c’est bien sûr le désir qui mène la danse. Des réminiscences du Mépris (Jean-Luc Godard, 1963), relevé à la harissa, affleurent. On peut compter sur Tony – qui rêve déjà d’un couscous burger à Los Angeles – pour mettre la villa, en même temps que Jessica, à feu et à sang.

Et, tandis qu’Ophélie doit clandestinement monter à Paris se faire passer pour l’enfant du Casanova de Sète, tout finit à l’hôpital dans une ambiance Plus belle la vie, avec Jack qui s’est fait sauter une joyeuse à coup de flingue, sa maîtresse en pleine descente, les flics qui débarquent et l’apprenti cinéaste Amin qui s’enfonce dans la nuit comme on quitte sa jeunesse. C’est à la fois grotesque et sublime : si l’on en croit la définition de Victor Hugo, c’est assez pour faire de Kechiche un romantique.

[Source: Le Monde]