Télé-Cigognes, ours en live et nourrissage de canards : l’engouement pour la nature en streaming

Installées dans le monde entier, des webcams permettant de suivre en temps réel la vie d’animaux sauvages ou domestiques attirent chaque jour des millions de téléspectateurs. Sensation de bien-être et lien social sont au rendez-vous.

Juil 6, 2025 - 17:16
Télé-Cigognes, ours en live et nourrissage de canards : l’engouement pour la nature en streaming
Capture d’écran de Télé-Cigognes, le 19 juin 2025. VILLE DE SARRALBE

Chaque matin depuis trois ans, c’est le même rituel. Après avoir bu son café, Brigitte Besson, 74 ans, ancienne sténodactylographe installée dans le Loiret, allume son ordinateur. Sur l’écran, la retransmission en direct du sommet de la cheminée de la mairie de Sarralbe (Moselle), où vivent deux cigognes : Maurice, surnommé « Momo », et Mélodie, sa compagne. Depuis son ordinateur, la retraitée assiste au quotidien des deux échassiers. « J’ai pu voir les parents élever leurs cigogneaux, le petit faire son apprentissage », s’amuse-t-elle.

Installée en 2016 par la municipalité, la caméra retransmet en continu sur le site Internet de la commune la vie du couple. Au fil des années, elle a connu un succès grandissant. « On voit un véritable engouement, avec près de 50 000 visiteurs en une seule journée », explique Dominique Klein, rédacteur en chef du dispositif baptisé « Télé-Cigognes ».

Les internautes, venus du monde entier, échangent sur un groupe Facebook : « Les cigognes de Sarralbe en Moselle ». Chaque becquée, chaque envol ou retour au nid est scruté avec la ferveur d’un feuilleton télévisé. « Une année, un doute sur l’identité de la femelle a fait naître des rumeurs autour d’une épouse illégitime. Tout le monde y allait de son hypothèse », se souvient le responsable. Brigitte Besson participe activement aux échanges. Elle publie régulièrement des poèmes, des bulletins météo ou encore des captures d’écran qu’elle sous-titre en imaginant des dialogues entre les oiseaux. « Ça me procure un sentiment de liberté », confie-t-elle.

« Prendre conscience d’autres formes de vie »

Nids d’aigles, ours pêchant dans des rivières, bélugas dans les fleuves : les webcams animalières sont partout. Apparus à la fin des années 1990 pour surveiller les animaux en captivité, ces dispositifs ont vite séduit le grand public. En 2024, plus de 5 millions de personnes ont regardé des vidéos de nature sur Explore.org, une plateforme spécialisée dans les directs animaliers, avec plus de 190 caméras à travers le monde. « Les spectateurs s’attachent aux animaux. Grâce aux vidéos, ils les voient comme des êtres à part entière, et ils se sentent aussi davantage concernés par leur environnement », explique Mike Fitz, naturaliste du site Explore.

Ces images procurent aussi un sentiment de bien-être. De nombreuses études montrent leurs effets positifs sur la santé mentale. Un article publié en 2022 dans Frontiers in Psychology révèle que la simple observation de paysages naturels fait baisser la fréquence cardiaque. « Dans notre société où les rythmes sont intenses, l’exposition à la nature – même uniquement visuelle – crée une forme de distanciation face aux sollicitations quotidiennes », analyse Alix Cosquer, chercheuse en psychologie environnementale au Centre d’écologie fonctionnelle et évolutive de Montpellier.

Le succès de l’émission suédoise « La Grande Migration des élans » en est une illustration. Diffusée chaque printemps, cette série suit pendant vingt jours la marche des élans à travers le pays nordique. « Ces images nous invitent à sortir de notre vision anthropocentrée et à prendre conscience que d’autres formes de vie suivent leur propre logique, indépendamment de la frénésie et de l’accélération de notre monde », observe la chercheuse. En 2024, plus de 9 millions de téléspectateurs l’ont regardée.

« Peep-show animalier »

Mais le spectacle du vivant, capté sans montage, peut aussi heurter. « Il est important de rappeler que ces vidéos montrent la nature sauvage, brute, sans filtre. On y voit aussi la cruauté du monde vivant : des animaux meurent, d’autres chassent. Cela fait partie de l’expérience », nuance Mike Fitz.

Les confinements liés au Covid-19 ont amplifié l’engouement pour ces formats. Sur Twitch, plateforme de streaming en direct, une catégorie « Animaux, aquariums et zoos » voit le jour. Des streamers, souvent installés en milieu rural, y filment la faune locale.

Sous le pseudonyme de Gam, le créateur de la chaîne « WildLifeCam », installé dans le sud-est des Etats-Unis, compte plus de 7 000 abonnés. Depuis 2020, sa caméra filme des oiseaux, des cerfs, des écureuils ou des ratons laveurs. Pour rendre le tchat plus interactif, il a installé des distributeurs de cacahuètes que les spectateurs peuvent activer à distance grâce aux « bits », la monnaie virtuelle de Twitch (100 bits valent environ 1,59 euro). Une pratique toutefois controversée : le nourrissage des animaux sauvages est fortement déconseillé, car il peut perturber leurs comportements, favoriser les conflits entre espèces ou la propagation des maladies. Sur les 56 chaînes de la catégorie, il est possible de nourrir des canards, des moutons, des lapins, de bouger la caméra dans un bassin pour apercevoir des poissons ou encore d’activer une fontaine à eau à distance. Des échanges qui font la particularité de la plateforme.

Samy, 19 ans, qui a souhaité rester anonyme, a découvert la chaîne « WildLifeCam » grâce à une vidéo du youtubeur Squeezie nourrissant des animaux. « C’est presque un peep-show animalier », plaisante-t-il, en évoquant des canards se ruant sur des graines ou un oiseau surpris par un jet d’eau. Mais, derrière la légèreté, il perçoit aussi une forme de réconfort : « Il peut ne rien se passer pendant des heures et, d’un coup, un écureuil surgit. Je ne sais pas l’expliquer, mais ça me rend tout joyeux. »

« Les gens sont très réactifs »

Parfois, les spectateurs jouent un rôle proactif en signalant tout comportement anormal chez un animal. En Californie, la Big Sur Condor Cam filme en continu des condors, une espèce en danger critique d’extinction, depuis un sanctuaire géré par la Ventana Wildlife Society, une organisation destinée à la protection de la faune sauvage. « Les gens sont très réactifs », souligne Mike Fitz. Si le signalement s’avère fondé, les experts interviennent. « Ils contribuent directement à l’effort de conservation », ajoute le naturaliste.

Des images qui invitent aussi à réfléchir à la crise climatique, selon Mike Fitz : « Dans cinquante ans, ces paysages seront-ils toujours là ? Pourrons-nous encore voir des ours pêcher du saumon si nous ne protégeons pas nos océans et si nous ne prenons pas au sérieux la menace du changement climatique ? »

Une médiation par l’image qui a tout de même ses limites. Les spectateurs peuvent aussi se conforter dans leur vision du monde. « Lorsqu’ils observent des espèces en déclin, ils constatent leur raréfaction, explique Alix Cosquer. Mais, en se concentrant uniquement sur des espèces qui vont bien, ils risquent de passer à côté des enjeux plus larges et du déclin d’autres espèces. »

[Source: Le Monde]