Des Etats-Unis au Qatar, une course effrénée au gaz naturel liquéfié

La multiplication des projets de terminaux d’exportation de GNL avalisés par l’administration Trump pourrait entraîner un excédent massif de l’offre à partir de 2027.

Nov 2, 2025 - 13:42
Des Etats-Unis au Qatar, une course effrénée au gaz naturel liquéfié
Le méthanier « Energy Glory », parti du terminal GNL offshore de Cove Point, dans le Maryland (Etats-Unis), arrive au terminal d’importation de GNL de Grain (Royaume-Uni), le 10 février 2025. DAN KITWOOD/GETTY IMAGES VIA AFP

On lui prédisait un « âge d’or » avec le retour de Donald Trump à la Maison Blanche. Le marché mondial du gaz naturel liquéfié (GNL) finira-t-il chamboulé par un excès d’offre ? Une augmentation vertigineuse des capacités se profile, alors qu’aux Etats-Unis les projets de terminaux destinés à liquéfier le gaz naturel se multiplient à un rythme effréné : la reprise de cinq d’entre eux a été actée ces derniers mois, après la pause décrétée par l’ancien président Joe Biden pour évaluer leur impact climatique.

Parmi les chantiers phares, le terminal CP2 construit en Louisiane par l’entreprise Venture Global vient d’obtenir, le 21 octobre, le feu vert définitif du département de l’énergie pour pouvoir exporter vers des pays ne disposant pas d’accord de libre-échange avec les Etats-Unis. Selon le département de l’énergie, l’actuelle administration a désormais approuvé plus de 390 millions de mètres cubes par jour de nouvelles capacités d’exportation, « plus que le volume exporté aujourd’hui par le deuxième plus grand fournisseur de GNL au monde ». Autrement dit l’Australie.

Cette industrie est choyée par un Donald Trump qui prône la « domination énergétique » de son pays et tente d’imposer à ses partenaires l’achat de GNL dont les Etats-Unis, dotés d’immenses réserves de gaz de schiste, sont déjà le premier exportateur mondial. Comme le rapportait, à la mi-octobre, l’Agence américaine d’information sur l’énergie, les opérateurs du pays prévoient de doubler leur capacité de liquéfaction et d’exportation d’ici à 2029. Une ruée témoignant de l’engouement que suscite ce gaz convoyé par bateaux méthaniers après avoir été refroidi à − 163 °C pour le transformer à l’état liquide : plus mobile que le gaz naturel transporté par gazoduc, il permet de répondre à la demande sur tous les continents.

L’Asie, relais de croissance

Mais cette frénésie d’investissements risque d’entraîner un excédent massif. « Lors des cycles précédents, l’afflux de projets finissait par pousser certains à ralentir. Actuellement, c’est comme si tout le monde était prêt à sauter dans une piscine déjà pleine », décrit Anne-Sophie Corbeau, chercheuse au Center on Global Energy Policy de l’université Columbia (New York).

D’autant que les Etats-Unis ne sont pas les seuls à appuyer sur l’accélérateur. Le Qatar prévoit aussi d’augmenter considérablement sa production et ses exportations, grâce au projet North Field East, avec de premières livraisons prévues pour la mi-2026.

D’ici à 2030, les capacités mondiales de liquéfaction pourraient augmenter de plus de 60 %, selon des chiffres du London Stock Exchange Group. « A partir de 2027-2028, la quantité de GNL qui va circuler sera gigantesque. Et il y a vraiment de quoi se demander si la demande sera suffisante pour l’absorber », poursuit Mme Corbeau.

Sous la pression de Donald Trump, les Etats membres de l’Union européenne (UE) se sont engagés à acheter pour 750 milliards de dollars (649 milliards d’euros) de GNL, de pétrole ou de combustible nucléaire américains au cours des trois prochaines années. Mais l’accord pose question. Juridiquement, l’UE ne semble pas en mesure de contraindre les entreprises à passer de tels contrats. Et la demande européenne de gaz est structurellement en déclin. Elle a baissé d’environ 20 % entre 2021 et 2024, sur fond de désindustrialisation et de volonté de décarboner le mix énergétique. Une étude du groupe de réflexion international Institute for Energy Economics and Financial Analysis (IEEFA) parue jeudi 30 octobre prévoit que les importations européennes de GNL diminueront de 20 % entre 2025 et 2030.

C’est d’ailleurs l’Asie qui est perçue comme le principal relais de croissance. La Chine, l’Inde et le Pakistan, bien sûr, mais aussi les pays de l’Asie du Sud-Est, dont la demande en GNL pourrait augmenter de 182 % au cours de la prochaine décennie, selon le cabinet Wood Mackenzie. L’appétit de la région pourrait toutefois se heurter au manque d’infrastructures aujourd’hui disponibles – terminaux de regazéification, réseaux et centrales à gaz dont le développement est encore lent – et à la concurrence des renouvelables. Ainsi, le Pakistan négocie-t-il actuellement avec le Qatar, son principal fournisseur de GNL, un report des livraisons sur les prochaines années. L’une des raisons tient à l’afflux de panneaux solaires bon marché fournis par la Chine qui ont entraîné une chute de la consommation de gaz.

La Chine, de son côté, n’a plus importé une seule cargaison de GNL en provenance des Etats-Unis depuis le mois de février. En pleine guerre commerciale avec Washington, elle a en revanche augmenté ses achats de gaz par gazoduc auprès de la Russie. Reste à voir si la donne change à l’issue de la rencontre entre Donald Trump et son homologue chinois, Xi Jinping, organisée jeudi 30 octobre, en Corée du Sud, pour tenter de déminer les tensions : selon le président américain, la Chine serait prête à discuter d’un accord prévoyant de substantiels achats énergétiques, notamment du pétrole et du gaz de l’Alaska. Mais à long terme, Pékin semble faire davantage le pari des renouvelables, installant en masse du solaire, de l’éolien et des batteries de stockage.

« Une industrie de cycle »

« A moins que la Chine ne se mette à consommer nettement plus, il va y avoir un excès de gaz entre 2027 et 2034 », prédit Didier Holleaux, un expert du secteur. De quoi s’attendre à une baisse des prix. « C’est une bonne nouvelle pour l’Europe et c’est aussi pour cela que le calendrier de sevrage de gaz russe peut être accéléré », juge cet ancien président de l’association professionnelle Eurogas. Les Etats membres de l’UE viennent d’adopter un nouveau paquet de sanctions contre Moscou prévoyant l’arrêt total des importations de GNL russe d’ici à la fin de 2027, afin de tarir les ressources financières du Kremlin dans sa guerre contre l’Ukraine.

D’autres acteurs en revanche semblent s’inquiéter face à l’expansion rapide des capacités. Notamment du côté des acheteurs de GNL américain qui risquent de subir des pressions sur leurs marges. Fin septembre, Wael Sawan, le patron du groupe britannique Shell, détenteur du plus gros portefeuille commercial de GNL dans le monde, s’étonnait publiquement du rythme de développement des projets aux Etats-Unis, « pas totalement rationnel au plan économique ». Même tonalité chez TotalEnergies, qui se présente comme le premier exportateur de GNL américain. « Nous construisons trop » de capacités, déclarait son PDG, Patrick Pouyanné, lors d’une conférence en septembre, prédisant une surabondance pendant plusieurs années si tous les projets entrent en production.

Ce pronostic ne dissuade pas la major pétrogazière de miser plus que jamais sur le GNL. La preuve encore avec son mégaprojet gazier au Mozambique qu’elle est sur le point de relancer après quatre ans d’interruption pour cause d’insécurité, comme elle l’a confirmé samedi 25 octobre. Selon le groupe, à long terme, les perspectives de demande de gaz sont résolument orientées à la hausse.

« Quand les prix vont baisser, la demande va se révéler », estime aussi Thierry Bros, professeur à Sciences Po Paris. A en croire ce spécialiste de l’économie gazière, la possibilité de négocier des contrats avantageux poussera les pays asiatiques à basculer du charbon au gaz, tandis que la montée en puissance de l’intelligence artificielle pourrait démultiplier les besoins. « C’est une industrie de cycle. On ne construit pas, et les prix montent. Puis tout le monde s’y met, et les prix baissent, poursuit l’expert. Si les grands acteurs n’investissent pas aujourd’hui, ils prennent le risque de laisser leur part de marché aux concurrents. »

[Source: Le Monde]