« Maman, je suis chez Azov » : l’armée ukrainienne tente de créer une nouvelle dynamique pour attirer des recrues

Confrontée à la nécessité de trouver toujours plus d’hommes, l’armée ukrainienne a mis en place une campagne de communication plus agressive et un type de contrat plus attirant. Les unités rivalisent même d’inventivité pour séduire des recrues.

Juin 8, 2025 - 11:20
« Maman, je suis chez Azov » : l’armée ukrainienne tente de créer une nouvelle dynamique pour attirer des recrues
GUILLAUME HERBAUT/VU POUR «LE MONDE»

Diffusée sur les réseaux sociaux, la vidéo met en scène un homme paniqué, arrêté au terme d’une course-poursuite par deux militaires encagoulés. « N’attendez pas le dernier moment », incite le clip, qui se poursuit par une séquence où l’on voit le même homme, assis devant un café, résolu à trouver sur Internet une unité où s’engager. « Choisissez maintenant ! » Cynique, absurde – la bande-son est la chanson Strangers in the Night, de Frank Sinatra –, cette publicité pour le recrutement d’une unité ukrainienne a un message clair : plutôt que d’attendre d’être envoyé de force dans l’armée, mieux vaut prendre de l’avance et s’engager.

De telles publicités poussant au recrutement se sont normalisées dans le pays, jusqu’à, peu à peu, recouvrir les panneaux des villes et des autoroutes. Les unités ukrainiennes rivalisent d’inventivité pour créer des codes visuels distinctifs et mettre en avant leurs atouts supposés : des entraînements de qualité, la possibilité de choisir sa profession dans l’armée, un esprit de famille… Certaines affiches montrent des soldats aux visages endurcis, d’autres de simples slogans. « Maman, je suis chez Azov », est-il écrit en lettres énormes sur une publicité de la fameuse brigade montrant un soldat sourire aux lèvres. De plus en plus d’unités possèdent désormais leurs propres centres de recrutement.

Cette promotion accrue de l’armée répond aux besoins indispensables du pays en matière de nouvelles recrues, une question extrêmement sensible. Depuis le printemps 2024, l’Ukraine n’a cessé d’innover en matière de mobilisation. Un paquet de lois imposant des sanctions supplémentaires aux réfractaires (des amendes, la perte du permis de conduire…) a été approuvé au printemps 2024, avec l’obligation pour tous les hommes de 18 à 60 ans d’enregistrer leurs données militaires ; l’âge légal pour être mobilisé est passé de 27 à 25 ans ; certaines catégories de détenus sont autorisées à s’engager depuis l’été 2024… Mercredi 4 juin, les députés ukrainiens ont aussi soutenu en première lecture un projet de loi qui autoriserait les citoyens volontaires âgés de plus de 60 ans à servir leur pays sous contrat, pour une durée d’un an.

Des centres de recrutement à la très mauvaise réputation

« Même si nous obtenons un cessez-le-feu ou la fin des combats, nous devons développer notre armée et penser à la protection de notre Etat sur le long terme », explique le porte-parole du ministère ukrainien de la défense, Dmytro Lazutkin. « Aucun commandant ne vous dira qu’il est pleinement satisfait du nombre de soldats dans ses rangs »,élude-t-il, en réponse à une question sur les difficultés de l’armée ukrainienne à combattre en sous-effectif.

Ces campagnes de communication tournées vers le recrutement tombent alors que le remplacement des pertes de l’armée – tués et blessés – repose principalement sur la mobilisation. Les civils qui ne doivent pas prioritairement faire tourner l’économie ou qui ne bénéficient pas des rares conditions d’exemption (père de trois enfants mineurs, parent d’un proche handicapé…) reçoivent des convocations à se présenter dans les centres de l’armée. Des recruteurs sont également chargés de patrouiller dans les rues pour contrôler les documents militaires et vérifier qu’ils sont à jour. S’ils ne le sont pas, les agents recruteurs peuvent arrêter les contrevenants, à condition qu’ils soient accompagnés par la police.

Les centres de recrutement ont acquis une très mauvaise réputation en raison d’affaires de corruption et de violences lors des contrôles. Les autorités font valoir que ces arrestations illégales ne représentent qu’une infime minorité des dizaines de milliers de cas d’hommes mobilisés dans le pays. Mais le commissaire aux droits humains du Parlement, Dmytro Lubinets, a tout de même décrit ces « violations des droits de l’homme [comme] systématiques et généralisées ». « Il semble que les détentions illégales et les passages à tabac (…) soient devenus une nouvelle tendance virale qui ne peut être arrêtée sans une réaction ferme de l’Etat », écrivait-il sur Telegram, le 26 mars. Le phénomène est au cœur des opérations de désinformation russes qui visent à diviser le pays à travers les réseaux sociaux. Sur TikTok, les vidéos montrant des images de civils violemment arrêtés et emportés dans des minibus sont parmi les plus populaires.

Un nouveau contrat plus avantageux

L’armée tente de contrer cette dynamique négative. Elle a créé depuis cet hiver des cellules de communication pour chaque unité militaire. En plus des spots publicitaires, ces dernières participent à des événements publics pour renseigner les civils et leur proposer des postes cohérents avec leurs parcours dans la vie civile.

Le ministère de la défense a également mis en place, depuis février, une nouvelle formule destinée aux jeunes de 18 à 24 ans. Ce contrat d’un an seulement propose un ensemble d’avantages administratifs et financiers censés attirer les volontaires : une prime de 1 million de hrivnas (21 000 euros), versée en plusieurs fois au cours du service, un soutien mensuel allant jusqu’à 120 000 hrivnas, la prise en charge des études et la possibilité de voyager à l’étranger à la fin du contrat, alors que tous les hommes de 18 à 60 ans ont interdiction de quitter le territoire. Une manière, pour le pays, de répondre également à la forte pression de certains de ses alliés qui réclament l’abaissement de l’âge légal de la mobilisation à 18 ans.

Le Monde a pu s’entretenir le 13 mai avec trois jeunes qui s’apprêtaient dans le cadre de ce contrat à rejoindre la 3ebrigade d’assaut, l’une des plus connues d’Ukraine pour ses publicités racoleuses et originales. Tous disent avoir été convaincus de s’engager en raison des avantages du nouveau contrat. Comme Bohdan, 22 ans, « Chieff » de son futur nom de guerre, ancien étudiant à Kharkiv, dont la motivation principale est de libérer les territoires occupés. Il y a aussi Ihor, dit « Borets », 19 ans, qui a fait plusieurs petits métiers et voulait dans tous les cas un jour rejoindre l’armée : « J’ai envie d’action, d’adrénaline. Mes potes qui sont dedans m’ont conseillé de venir, ils me disent qu’ils font des trucs dingues. Ça fait sens pour moi d’être ici. » De son côté, Roman, 20 ans, dit « Niyniy », qui a vécu sous l’occupation russe pendant deux mois dans la région de Soumy, au début de l’invasion, dit s’être engagé pour prendre une revanche contre les Russes « pour tout ce qu’ils font et tout ce qu’ils ont fait ».

Dans les faits, cette nouvelle formule enregistrait un succès plus que modéré avec seulement 500 contrats signés un peu moins de deux mois après sa mise en place, à la mi-avril. Les autorités du pays ont récemment affirmé voir une hausse du nombre d’engagés, sans donner plus de détails.

« Si les gens s’attendent à ce que, d’une manière ou d’une autre, nous engagions miraculeusement, disons, un demi-million de personnes, cela n’arrivera pas, tranche l’expert militaire Mykola Bielieskov, membre de la fondation caritative destinée à l’armée Come Back Alive. Le manque de main-d’œuvre sera un problème permanent pour l’Ukraine et aucune autorité ne sera en mesure de le résoudre entièrement. Même si le pays devait régler tous les problèmes, beaucoup de gens continueraient à refuser de s’engager, simplement parce qu’ils ne veulent pas mourir. Les pays d’Europe de l’Ouest ne connaissent pas aujourd’hui cette tension entre les contraintes liées à la guerre et une démocratie moderne. Nous y sommes confrontés et nous ne savons pas comment y remédier. »

[Source: Le Monde]