Au Pérou, la jeunesse rêve d’émigration
Afin de trouver un emploi, 96 % des étudiants péruviens se disent prêts à partir à l’étranger à la fin de leurs études. Et près de trois quarts des entreprises du pays, plongé dans un climat d’instabilité politique et économique, assurent avoir des difficultés à recruter.

Kim, 26 ans et chevelure à moitié rose, discute avec entrain avec deux de ses camarades devant l’université nationale San Antonio Abad, à Cuzco, une des plus anciennes d’Amérique latine et l’une des meilleures facultés publiques que compte le pays. Cette étudiante (qui n’a pas souhaité donner son nom de famille), en dernière année d’une filière scientifique, rit de bon cœur lorsqu’on lui demande si elle aimerait continuer ses études à l’étranger, tellement cela tient de l’évidence. « Les profs eux-mêmes nous le disent : “Partez !” Au Pérou, la recherche a peu de valeur et, après le diplôme, il n’y a pas de filière de spécialité », lance celle qui aimerait étudier la topologie algébrique.
A ses côtés, Sadid Llasa, 22 ans, espère décrocher son diplôme l’an prochain. Elle est originaire d’une région minière située à plusieurs heures de Cuzco. Ses parents travaillaient dans les mines d’Antapaccay, d’où est extrait du cuivre. L’enseignement gratuit est un vrai atout, quand les grandes universités privées coûtent jusqu’à 5 000 soles par mois (1 175 euros). Sadid regarde vers le Brésil où « les enseignants ont une bonne réputation. Il faudrait juste qu[’elle se] mette au portugais », concède-t-elle.
Comme Salid et Kim, beaucoup d’étudiants et de jeunes diplômés rêvent de partir à l’étranger. Selon une étude pilotée par le centre de recherche en opinion publique (CIOP) de l’université de Piura (dans le nord du pays) et réalisée sur un demi-millier d’étudiants, 96 % des personnes interrogées se disent prêtes à chercher du travail à l’étranger une fois leur diplôme en poche. Et selon une autre étude de l’Institut d’études péruviennes (IEP) datant d’août 2023, 6 jeunes sur 10 cherchent concrètement à émigrer. Chaque année, plusieurs dizaines de milliers de jeunes diplômés font ce choix, et la tendance est à la hausse.
Un Péruvien sur 10 vit à l’étranger
L’émigration des jeunes est à l’image de la migration massive du reste de la population, dont le nombre a été multiplié par plus de deux entre 2021 et 2023, selon l’Institut national de la statistique. Un Péruvien sur 10 vit actuellement à l’étranger, soit 3,5 millions de personnes. La tranche des 18-25 ans est la plus encline à émigrer. Les étudiants représentent 22 % du total des migrants.
Les jeunes vont majoritairement vers d’autres pays latino-américains, avec en tête le Chili, qui compte de bonnes universités – et de moins en moins vers l’Argentine de Javier Milei, qui a taillé dans les subventions du secteur de l’éducation. Plus loin géographiquement, les Etats-Unis restent le principal pôle d’attractivité des étudiants. En Europe, l’Espagne et l’Italie figurent en bonne place.
Les raisons qui poussent les étudiants à partir sont multiples : éducation supérieure de qualité médiocre (hormis quelques grandes universités prestigieuses) ; coût des études qui s’est envolé (alors que 80 % des étudiants du supérieur sont dans le privé) ; débouchés professionnels limités.
Sur le campus de Cuzco, à l’écart du cœur touristique de la ville, Kim se plaint des « infrastructures terribles ». Le bâtiment de la filière tourisme a été rénové, mais pour le reste, « les bâtiments sont vétustes ». « Dans notre branche, il n’y a pas d’ordinateurs, peu d’équipements, on doit tout acheter nous-mêmes », déplore-t-elle.
« La société favorise le clientélisme »
La crise politique et sociale qui dure depuis 2016 et l’insécurité grandissante suscitent également un manque de confiance en l’avenir. Si Cuzco est une ville relativement sûre, ce n’est pas le cas de Lima, la capitale, et des autres villes de la côte Pacifique, où le crime organisé gagne du terrain. Deux tiers des étudiants ont déjà subi la délinquance, selon la même étude du CIOP.
L’instabilité politique et économique mine le pays. Depuis 2017, il y a eu six présidents. La croissance a été de 3,3 % en 2024, mais le secteur du travail « officiel » ne représente qu’autour de 25 % de l’emploi. Le travail non déclaré et précaire domine.
La corruption gangrène le pays. Kim et ses amies ne croient pas beaucoup aux vertus du mérite. « La société favorise le clientélisme. Tout fonctionne par réseau. La corruption marche à plein pour trouver un emploi, voire obtenir un diplôme », fustige la jeune femme.
« L’insécurité est générale : celle de l’emploi, de la rémunération, mais aussi de l’accès aux soins, à un système de protection sociale. Il y a le sentiment qu’après avoir fourni tant d’efforts pour un cursus, le marché du travail n’est pas au niveau, et le jeu n’en vaut pas la chandelle », explique Tania Vasquez Luque, chercheuse à l’IEP.
« Les meilleurs professionnels s’en vont »
Résultat : 70 % des employeurs assurent avoir des difficultés à recruter, selon une étude de ManpowerGroup au Pérou début 2025. Notamment dans les secteurs de l’énergie, des finances et de la santé. « On se retrouve sans ressources, les meilleurs professionnels s’en vont, des ingénieurs, des professeurs », constate Tania Vasquez.
« Ceux qui restent sont de véritables héros », estime pour sa part Diego Tuesta, directeur de Catapulta, une agence spécialisée en conseil aux entreprises. Il calcule que seulement 1 % de la masse de professionnels hautement qualifiés restent dans le pays. « Les postes proposés sont rarement à la hauteur de leurs espérances. Dans le secteur des laboratoires pharmaceutiques ou dans celui de l’alimentaire par exemple, il y a un manque d’outils et d’infrastructures, mais aussi un manque d’attractivité des salaires, explique-t-il. On peut le déplorer, mais la rémunération est, selon toutes les études menées, le critère numéro un pour attirer les talents. » Ceux-ci gagnent rarement plus de 20 000 soles (4 690 euros) par an, précise-t-il, quand ces profils pourraient en demander le double au regard de leur qualification.
Pour tenter de retenir les talents, les entreprises proposent des formations continues, des hausses de salaires et une plus grande flexibilité dans les horaires de travail. Mais cela n’a pas suffi jusqu’à présent à endiguer une tendance aux conséquences que le Pérou n’a pas encore bien mesurées.
[Source: Le Monde]