Les « pranks », ces canulars filmés qui oscillent entre humour et sadisme : « Je veux faire flipper un peu les gens… »
Ces vidéos virales où des anonymes sont piégés dans l’espace public misent de plus en plus sur le sensationnalisme. Entre le gag et la cruauté, la frontière peut vite être franchie par certains créateurs de contenus.

Imperméable crème, chapeau de paille vissé sur la tête et lunettes noires dissimulant ses yeux, Amine Mojito avance à pas feutrés. Gants en latex aux mains, il pointe une seringue vers le bras d’un adolescent vautré sur un banc, frôle la cuisse d’un cycliste ou effleure l’épaule nue d’un promeneur avec son instrument. A chaque fois, la réaction est immédiate : sursaut, panique, fuite précipitée et affaires abandonnées dans la confusion.
« Au secours ! », hurle un homme en courant sur un boulevard parisien. Sur ces images – certaines vues plus de 9 millions de fois sur TikTok –, personne ne devine que l’aiguille n’a jamais quitté son capuchon. Diffusée le 20 juin, alors qu’une rumeur circule sur les réseaux sur des appels à « piquer les femmes » lors de la Fête de la musique, la séquence suscite l’indignation.
Agé de 27 ans, Amine Mojito a multiplié ces derniers mois les « pranks » grotesques pour doper son audience : pousser des clients de supermarché avec un chariot ou asperger des passants d’eau puisée… dans les toilettes. Le 24 juin, TikTok a fini par supprimer son compte. Le 3 octobre, l’« amuseur » a été condamné à douze mois d’emprisonnement, dont six avec sursis, par le tribunal correctionnel de Paris.
Entre humour et transgression
Popularisé aux Etats-Unis dans les années 1950, le prank (« farce ») s’est exporté en France au cours de la décennie suivante avec « La Caméra invisible », de Jacques Rouland. Si, autrefois, ces blagues se limitaient au petit écran, elles prolifèrent aujourd’hui sur les plateformes, avec des dizaines de millions de vues, le plus souvent tournées à l’arrache dans l’espace public.
Certains gags basculent dans l’humiliation pure, qu’il s’agisse de faire miroiter un billet de 50 euros à des personnes sans abri ou de faire croire à une mère de famille que son bébé vient de tomber par-dessus la rambarde de l’escalier (en réalité, une poupée Corolle qui a été substituée au nouveau-né). Entre juillet 2023 et août 2024, le youtubeur YaNike va jusqu’à renverser des seaux d’excréments sur des passagers du métro bruxellois, sous prétexte de la gaudriole. Résultat : quinze mois de prison avec sursis probatoire et la suppression de son compte YouTube. Parfois, ces canulars flirtant avec l’extrême virent au drame : en 2021, un Pakistanais de 19 ans s’est accidentellement tiré une balle dans la tête en simulant un suicide sur TikTok.
Adoptant un registre plus doux, Dynwa, 26 ans, explore le même fil tendu entre humour et transgression. Dans sa série « Ça vient d’où ? », il provoque des passants dans la rue en leur balançant cette question sur un ton peu avenant et guette leur réaction comme on attend le « boum » après l’étincelle. « Parfois, on a envie de prendre des risques et de gratter des vues… Mais se prendre une chaise dans la tête juste pour une réaction, franchement, flemme », reconnaît ce prothésiste dentaire suivi par 70 000 abonnés. Depuis 2023, cet habitant de Bois-Colombes (Hauts-de-Seine), inspiré par ses idoles Rémi Gaillard et Squeezie, réalise ses propres pranks – un rêve d’enfant pour le petit Dany, passionné d’algorithmes. « En primaire, j’avais compris que ça allait marcher et qu’il y avait un créneau. J’ai bossé très dur ! »,assure celui qui partage sa vie entre le laboratoire et les tournages.
Si la tension est bien souvent palpable à l’écran, les réactions diffèrent : certains offrent un Kinder, d’autres proposent de régler ça à l’abri des regards. Dans l’une de ses vidéos, Dynwa jette son dévolu sur un homme du « 92 » qu’il interpelle devant son immeuble. Le prankeur se moque ouvertement de lui, imite sa voix et finit par lui toucher la barbe – le geste de trop. Le piégé s’avance brusquement, faisant mine de chercher une arme derrière son dos. « Calme-toi, c’est un prank ! », lâche Dynwa, paniqué. Un extrait visionné plus de 647 000 fois sur YouTube, filmé à travers ses Ray-Ban Meta (lunettes intelligentes avec caméra intégrée), imposant un cadrage minimaliste. « Je veux faire flipper un peu les gens sans chercher la confrontation physique ! », explique-t-il.
Sous ses publications, les internautes oscillent entre inquiétude et fascination : quelques-uns redoutent qu’il finisse un jour dans « la rubrique “Faits divers” », d’autres le félicitent à coups d’émojis hilares. Cette frontière trouble entre humour et cruauté interroge. Des situations ouvertement transgressives, qui jouent avec le climat social inflammable, sont finalement réduites à du simple second degré, ce qui pourrait aboutir à une forme d’accoutumance, pense le philosophe Dany-Robert Dufour, auteur de Sadique époque. Comment en sommes-nous arrivés là ? (Cherche Midi, 512 pages, 22 euros). « Le spectateur se détache progressivement du caractère choquant, l’intègre au second degré et peut même se mettre lui-même en scène “pour rire” dans une posture agressive. »
Rayan (les personnes citées par leur prénom ont requis l’anonymat), 26 ans, qui regarde des pranks depuis l’épidémie de Covid-19, voit surtout là l’occasion de plaisanter entre amis sur Discord. « J’apprécie le ton provocateur et les prises de risque de BatFlunch par exemple. Une fois, il avait uriné devant une voiture de police, c’était courageux ! »,s’enthousiasme celui qui vit à Lyon. De son côté, Vanessa Lalo, psychologue spécialiste des pratiques numériques, se montre moins admirative. Elle voit l’écran comme un puissant catalyseur de désinhibition : « Ce que l’on n’oserait jamais faire en face-à-face devient socialement toléré car “c’est sur Internet”. Certains créateurs de contenu dépassent les limites morales, sans envisager les conséquences psychologiques sur les victimes. »
« Quand ça tombe sur vous, ça n’a plus rien de drôle »
Pierre, 41 ans, père au foyer au « tempérament volcanique », n’a toujours pas digéré de s’être fait pranker. Un matin de 2017, sa fille endormie dans la poussette, il est brusquement alpagué par deux policiers en trottinette. « On me signale une poussette volée qui correspondrait à la mienne. Ce n’était vraiment pas le jour pour m’embêter : j’étais déjà à bout, tendu par le premier jour de crèche de ma fille », débite-t-il, encore agacé. Aux prises avec les deux agents en uniforme, Pierre ne tarde pas à exploser en apercevant une caméra au coin de la rue. Il force le passage, malgré le rappel au « risque d’outrage à agent ». « Ils n’en démordaient pas alors que je les avais grillés ! » Les jours suivants, il traque la diffusion du prank entre alertes Google et sollicitation de son avocat : « Je ne l’ai jamais vu en ligne, mais ça m’a un peu obsédé. Quand ça tombe sur vous, et que votre enfant est impliqué, ça n’a plus rien de drôle. »
Surtout lorsque l’humiliation se poursuit sur les réseaux sociaux. Au McDonald’s de la gare de Strasbourg, Hiro, une jeune femme de 21 ans, attend sa commande, attablée avec une amie. Un homme les aborde, il cherche sa femme : « On m’a dit qu’elle était dans la cuisine », lance-t-il. La blague consistait à tester la réaction de jeunes perçus comme progressistes, en leur adressant délibérément une remarque à connotation misogyne. Clap de fin ? Pas vraiment. Sous la vidéo, les commentaires s’embrasent, mêlant moqueries virales et insultes : des « lgb de merde mangeuses de graines »à « la blondasse a une tête à faire du p*rn* ». Une avalanche d’insultes que Hiro ne sait comment stopper. « J’ai demandé à TikTok de la retirer, mais ça n’a pas été fait », déplore celle qui n’a jamais donné son autorisation pour diffuser son visage. En France, l’utilisation de l’image d’une personne sans son consentement, y compris sur les réseaux sociaux, constitue une atteinte au droit à l’image et peut être punie d’un an d’emprisonnement et de 45 000 euros d’amende.
Face à ces dérives, les plateformes sont régulièrement interpellées sur leurs responsabilités. TikTok se veut rassurant : « Nous n’autorisons pas la présentation ou la promotion d’activités et de défis dangereux, avance le réseau social, affirmant, par exemple, avoir modéré des vidéos de Dynwa pour non-respect des conditions générales. Certaines, compte tenu de leurs thématiques, ne sont pas recommandées dans le fil d’actualité. » Meta, la maison mère de Facebook et Instagram, elle, se contente de rappeler que ses normes communautaires encadrent ce qui est autorisé, notamment l’incitation à la violence, l’intimidation et le harcèlement. Des mesures qui restent insuffisantes d’après Dany-Robert Dufour : « Fact-checking, modération, limitation de l’exposition des adolescents… Autant de moyens nécessaires pour sortir de ce fonctionnement. »
Un certain air du temps
Pour Rayan, le caractère trash de certains pranks n’a rien d’une découverte. « Ce n’est pas une nouveauté, ça existe depuis longtemps, et je trouve même que c’était pire il y a dix ans ! » Il cite la vidéo de John de Mayo et Greg Guillotindans les escalators, où les deux humoristes caricaturaient les hommes gays en touchant la main des passants. Une séquence à la frontière entre moquerie et satire sociale, qui peut autant être perçue comme une consolidation de stéréotypes éculés que comme une mise en lumière des réflexes homophobes. Rayan mentionne également les sketchs du vidéaste Web IbraTV, célèbres pour leurs fausses bagarres et vols simulés. « C’est juste gênant et pas drôle ! »,tranche Rayan.
Derrière le ressort comique, le prank extrême n’est jamais anodin : il expose, par le rire, des dynamiques de domination et d’humiliation, tout en les banalisant. Il diffuse un certain air du temps, où l’autre n’est plus une altérité respectable, mais le dindon d’une farce trash. « En effet, quand on fait “comme si”, on finit par prendre certains traits du meurtrier, du violeur ou du harceleur. C’est tout sauf innocent : le simple fait d’en rire ou de prendre plaisir à jouer avec ces traits permet que la perversion sadique se mette en place », analyse Dany-Robert Dufour, pour qui ces divertissements ont quelque chose de contaminant.
Mais toute la Gen Z ne joue pas la carte du sensationnalisme et de l’avilissement : certains prankeurs restant dans un registre ouvertement bon enfant. Lux, 25 ans, ex-éducateur, s’est lancé au culot en 2023, piégeant des clients dans les rayons des grandes surfaces. « En Belgique, on a des personnages et on a le temps ! », plaisante le Liégeois biberonné à l’humour absurde de Mister V ou de l’acteur François Damiens – alias François l’Embrouille. Désormais suivi par 300 000 fidèles, Lucas Pellettieri – son vrai nom − tire ses revenus de son activité, principalement grâce aux partenariats. Contrairement aux prankeurs qui filment à la sauvette, lui ne tourne jamais sans préparation : avant un tournage, il demande l’autorisation du lieu, fait valider son scénario par le patron, puis son équipe repère avec minutie les angles pour dissimuler les caméras. « Il n’y a pas vraiment de bonnes cachettes. Souvent, c’est dans des boîtes ou des plantes, mais il faut être créatif selon les lieux », développe le vingtenaire.
Conséquences durables
Il y a trois mois, au drive du Quick à Charleroi, casque de travers, air benêt, Lux distribue des commandes fausses ou incomplètes aux conducteurs pressés, tout en critiquant leur voiture avec sérieux. Alors que certains clients s’entêtent pour récupérer leur Big Giant, d’autres accélèrent brusquement, obligeant toute l’équipe du fast-food à courir pour les rattraper. Un sketch parfaitement chorégraphié. « J’ai beau passer vingt minutes avec quelqu’un pour le pousser à bout, c’est toujours moi qui passe pour un con. C’est la raison pour laquelle je ne me suis jamais fait frapper », concède-t-il. S’il titille et peut agacer, il ne va jamais jusqu’à l’humiliation frontale.
Discours similaire pour Nam’s, 28 ans, qui insiste d’emblée sur la bienveillance de ses contenus. « Le monde est déjà assez négatif ! », lâche le Parisien. Entre un futur de ninja et de vétérinaire, il hésitait… Et c’est en s’incrustant à des cours en ligne pendant le confinement qu’il a fini par se faire un nom sur la Toile. Son credo : les intrigues loufoques et absurdes. Sur la terrasse d’un restaurant chic, il endosse le rôle du serveur maladroit : gestes exagérés, voix aiguë, voire demande en mariage impromptue devant les clients. A une table voisine, son compère – en apparence un simple client pianotant sur son ordinateur – capte chaque réaction. « La caméra est cachée dans son sac noir, avec juste un petit trou pour filmer », révèle Nam’s, 570 000 abonnés sur YouTube.
Son tour de force ? Il transforme des situations potentiellement gênantes en moments presque innocents. Lorsqu’il interagit avec des inconnus, son autodérision et son air perdu suffisent à détendre l’atmosphère. « Je veille à ce que ça reste amusant pour tout le monde », confie-t-il, se démarquant de ceux qui capitalisent sur l’effroi pour faire rire. Pour lui, les pranks extrêmes traduisent surtout « un miroir un peu obsessionnel de notre société ». A l’inverse, Dynwa assume volontiers le fait de bousculer ses interlocuteurs : « Je n’ai pas vraiment de regrets. Je les choque un peu, mais après ils rigolent et ça leur fait une anecdote drôle à raconter. » Une fois, pourtant, il a vu un jeune homme réellement apeuré. « Ça m’a fait culpabiliser, car ce n’est pas le but. » Si le rire est immédiat, les conséquences, elles, peuvent marquer durablement.
[Source: Le Monde]