Maroc : à Marrakech, la génération Z veut « un nouveau contrat social »
La grande ville touristique de l’ouest du pays n’a pas échappé au mouvement de contestation, pourtant pas habituée à voir une partie de sa jeunesse descendre dans la rue.
La mobilisation de la jeunesse de Marrakech, qui poursuit ses manifestations depuis le 27 septembre, n’a pas dissuadé les touristes. La place Djemaa El-Fna, emblématique de la cité marocaine, devient noire de badauds chaque jour dès la fin de matinée, et plus encore quand la nuit vient rafraîchir de quelques degrés l’atmosphère étouffante de cette ruche humaine. Plus de 4 millions de visiteurs ont été enregistrés en 2024 à Marrakech, selon les derniers chiffres du conseil régional du tourisme de Marrakech-Safi.
Mais depuis le début des protestations de la génération Z (GenZ), la grande ville touristique montre une image quelque peu différente de celle qu’elle arbore habituellement. Pendant deux jours, les 28 et 29 septembre, les jeunes protestataires de la génération Z se sont installés à côté des charmeurs de serpents et des tatoueuses de henné de Djemaa El-Fna, une cinquantaine d’entre eux y ont été brièvement arrêtés, avant que le collectif opte pour un autre lieu de regroupement, la faculté des lettres et des sciences humaines.
« Ces manifestations, c’est comme des orages qui se dissipent rapidement, estime Mohamed, patron d’une petite société organisatrice d’excursions, basée à l’une des extrémités de la place. Les touristes ne s’en soucient pas. D’ailleurs, beaucoup sont Italiens, Espagnols et Français, ils ont l’habitude des manifestations dans leurs propres pays ! »
« On veut un nouveau contrat social »
Pour autant, la métropole d’un million d’habitants n’est pas habituée à voir une partie de sa jeunesse descendre dans la rue presque chaque soir depuis deux semaines, brandissant des pancartes pour appeler à la démission du gouvernement d’Aziz Akhannouch et scandant des slogans en faveur d’un meilleur système éducatif et de santé, d’une véritable lutte contre la corruption et d’une plus grande justice sociale.
Ce mouvement sans leader, mené par de jeunes gens (15-30 ans environ) issus de milieux très variés, est sous la haute surveillance de la police qui déploie à chaque rassemblement des véhicules blindés, des troupes en uniformes et des officiers en civil qui dissimulent à peine leur activité : écouter, photographier et surtout filmer les protestataires à l’aide de leurs téléphones portables.
A Marrakech comme à Rabat et à Casablanca, les capitales politique et économique du royaume, les rassemblements ne sont pas massifs – ils réunissent souvent une centaine de jeunes, parfois un peu plus – mais ils durent. Les manifestants gardent intacte leur détermination à obtenir une société plus égalitaire.
Mohammed Abou-Rafia, 29 ans, vit dans le quartier de Daoudiate, traversé par le boulevard Allal Al-Fassi, proche de plusieurs sites universitaires. « On veut une réforme de grande ampleur, un nouveau contrat social », énonce l’étudiant en licence de droit privé (après avoir suivi un cursus en mécatronique, un diplôme d’allemand et des études en droit public). Ce surdiplômé explique manifester aussi pour « le tiers des Marocains qui ne sont ni en études, ni en emploi, ni en formation [regroupés sous l’acronyme anglophone NEET] ».
« Ils ne vont rien obtenir »
Ces jeunes à la marge du système éducatif peuplent notamment le quartier de Targa, à l’ouest de la ville, à l’écart des zones touristiques. Ici, les bidonvilles de tôles et de pisé jouxtent des résidences huppées sous vidéosurveillance.
Rencontré dans le salon de barbier où il travaille, Abderrahman Bounida, 20 ans, se reconnaît dans GenZ. « C’est le premier mouvement dans lequel je m’engage », confie-t-il, avec l’espoir d’obtenir de plus grandes perspectives d’emploi. Selon les derniers chiffres du Haut-Commissariat au plan marocain, la région de Marrakech-Safi présente un taux de chômage de 17,5 %, près du double de la moyenne nationale établie à 9 %.
Son ami Mounir Erramdany, qui sillonne à moto les ruelles étroites en terre battue, reste en revanche à l’écart du mouvement. A 24 ans, le jeune homme, passé par l’Office de la formation professionnelle et de promotion du travail, compte quitter bientôt son emploi dans la restauration.
« J’en ai marre, je suis fatigué et mal payé, confie Mounir, qui touche 3 700 dirhams par mois (quelque 350 euros), mais n’adhère pas aux revendications de la GenZ pour réduire le coût de la vie et le taux de chômage. Ils ne vont rien obtenir, à part des problèmes. »
« Il faut poursuivre le mouvement »
Yasser Semeyani, un habitant du quartier limitrophe de Masira, plus moderne avec ses larges avenues, croit dans les revendications de la génération Z dont il est l’un des animateurs locaux. « Le travail, la santé, la justice sociale, nos mots d’ordre valent pour tous les Marocains, pas seulement pour notre génération », insiste cet étudiant très diplômé lui aussi (management des entreprises, finance appliquée, data science), qui s’est engagé dès le début du mouvement malgré l’interdiction de ses parents et les trois brèves arrestations dont il a fait l’objet depuis le 27 septembre.
Issu de la classe moyenne, Yasser bénéficie de la gratuité des frais de scolarité de l’enseignement supérieur public, un principe que pourrait remettre en cause un projet de loi du gouvernement Akhannouch, qui propose notamment aux établissements publics de l’enseignement supérieur de développer des partenariats avec le secteur privé.
Nisrine Hilali, 26 ans, habite, elle, à Mabrouka, un secteur résidentiel du nord de la métropole, à quelques encablures de la grande palmeraie. « J’ai rejoint le mouvement quand j’ai vu la police frapper à coups de matraque les jeunes. C’est inacceptable, c’est ma génération qu’on matraque, souligne-t-elle. Il faut poursuivre le mouvement, sinon notre mobilisation n’aura été qu’un immense gâchis. »
Dans la nuit du 1er octobre, des heurts violents ont opposé la police et des jeunes du quartier densément peuplé de Sidi Youssef Ben Ali, en périphérie de Marrakech. Les scènes ont fait le tour des médias nationaux et renvoyé l’image tronquée d’une ville en ébullition livrée à de jeunes casseurs.
Pas « une génération TikTok, immature »
Après de nouvelles échauffourées le 2 octobre, les rues ont retrouvé leur physionomie habituelle, hormis quelques carcasses de voitures calcinées et des façades caillassées, qui témoignent des événements récents. « Il n’y a pas de fossé entre les jeunes de Sidi Youssef et ceux du centre, assure Nisrine, nous partageons les mêmes préoccupations. »
Dans le cortège organisé jeudi soir par la GenZ entre Bab Doukkala et la mosquée de la Koutoubia, où se retrouvent des jeunes de toutes classes sociales, l’étudiante en médecine engage la conversation avec Souhaip (il ne souhaite pas donner son nom de famille), 20 ans, qui manifeste en poussant sa moto.
« J’ai vécu quatorze ans à Sidi Youssef, c’est le meilleur quartier de Marrakech, avec plein d’activités, des grands jardins publics, raconte le jeune diplômé en physique chimie, qui espère poursuivre ses études à Rabat. En parler comme un enfer sur Terre, c’est l’un des pires mensonges que j’ai entendu de la bouche des autorités ! »
Au-delà des revendications sociales portées par les manifestants, un autre combat fédère la partie de la jeunesse marocaine qui occupe l’espace public depuis le 27 septembre. Le souhait de ne plus être considéré comme « une génération TikTok, immature, superficielle », réclame Yasser, mais au contraire « prise au sérieux et respectée ».