« Aujourd’hui, on se bat pour entrer au Quai d’Orsay » : chez les jeunes, la diplomatie fait toujours rêver

Malgré un contexte international instable, l’attractivité des métiers de la diplomatie ne se dément pas. Les voies d’accès à cette carrière, longtemps étiquetée « réservée à une élite », se démocratisent.

Oct 8, 2025 - 14:10
« Aujourd’hui, on se bat pour entrer au Quai d’Orsay » : chez les jeunes, la diplomatie fait toujours rêver
Le campus de l’Institut universitaire européen, à Florence (Italie), le 4 septembre 2025. EDOARDO DELILLE POUR « LE MONDE »

Ah ! les fameuses « réceptions de l’ambassadeur »… Jadis vantées pour leur « goût raffiné », elles ont fini par écœurer. « La blague Ferrero, on me l’a sortie en long, en large et en travers », se désole Luna Le Morvan, faisant allusion au spot publicitaire des années 1990 dans lequel des convives en smoking et au brushing parfait salivaient devant des pyramides de bouchées chocolatées emballées dans du papier doré. La jeune diplômée de Sciences Po Paris en diplomatie européenne a droit régulièrement au cliché, déployant « un peu d’énergie » à le démonter.

Aujourd’hui encore, le métier de diplomate intrigue, suscite de l’admiration, parfois de l’envie, charriant son lot de railleries et de fantasmes. A l’évocation de ce monde feutré, les images s’empilent : le cynisme de Talleyrand, la figure du marquis de Norpois finement décrite par Marcel Proust, la tasse de thé dans des salons dorés, l’art de l’esquive. Ou encore son « langage », brocardé dans la BD Quai d’Orsay, de Christophe Blain et Abel Lanzac (Dargaud, 2010), où un jeune conseiller apprend à composer avec un ministre survolté – inspiré de Dominique de Villepin – tout en absorbant la culture du ministère de l’Europe et des affaires étrangères (MEAE), dont chaque nouvelle recrue doit se nourrir pendant au moins trois ans avant d’être affectée à l’étranger.

« Là où une grosse partie de la fonction publique ne fait peut-être plus rêver, aujourd’hui encore, on se bat pour entrer au Quai. Surtout pour la dimension internationale, qui s’impose dans toutes les activités, que ce soit les affaires, le terrorisme, le narcotrafic, les migrations, etc. », relève Didier Le Bret, ancien ambassadeur de France à Haïti, aujourd’hui à la tête de l’Académie diplomatique et consulaire, chargée de former les agents du MEAE.

Si tout se passe bien, Luna Le Morvan devrait bientôt franchir ses grilles. La Franco-Espagnole de 23 ans passera, fin novembre, les épreuves écrites du très sélectif concours de secrétaire des affaires étrangères (catégorie A), auxquelles se présentent de plus en plus de candidats, fait savoir le ministère. Fin septembre, elle a déjà passé celui de secrétaire de chancellerie (catégorie B). « Si je n’ai que le B, précise la future fonctionnaire, je retenterai plus tard le concours de catégorie A en interne », ouvert aux candidats justifiant d’au moins quatre années de service public.

Après celui des Etats-Unis et de la Chine, la France possède le troisième réseau diplomatique du monde : le Quai d’Orsay emploie 13 800 agents, dont plus des deux tiers sont en poste à l’étranger, dans les ambassades, les consulats ou encore les représentations permanentes auprès d’institutions internationales. Parmi eux, précise le ministère, environ 1 700 – dont 40 % de femmes – sont secrétaires des affaires étrangères ou administrateurs de l’Etat (catégorie A+), corps créé en 2022 dans le cadre de la réforme de la haute fonction publique.

« Refuser l’attentisme »

Dans un contexte international instable voyant s’entremêler les crises géopolitiques, économiques, sanitaires ou encore sécuritaires, « il y a un sentiment d’urgence, une responsabilité à défendre nos intérêts. C’est aussi refuser l’attentisme et croire que la voix de la France peut encore peser », avance Luna Le Morvan pour justifier son choix professionnel, conforté par deux stages en ambassade, à La Haye et à Buenos Aires.

Les diplomates à la carrière naissante interrogés dans le cadre de cette enquête partagent le même élan. « Dans un monde assez anxiogène, entre le changement climatique, l’unilatéralisme et le bellicisme de beaucoup d’Etats, j’ai la chance d’être dans l’action, c’est cathartique », résume Julien (devoir de réserve oblige, les personnes citées par un prénom ont requis l’anonymat), entré au Quai fin 2022, à 27 ans, comme contractuel. Loin de l’exercice de mondanités dans lequel certains l’imaginent, le jeune rédacteur finance, climat et environnement passe des heures assis autour d’une table pour défendre notamment la position de la France dans le cadre des COP sur la biodiversité et sur le climat.

Le MEAE ? L’horizon lui paraissait d’abord lointain, voire « impossible ». « Quand je voyais le niveau des gens, qui sortaient soit de Sciences Po, soit de la prépa au concours [de la haute fonction publique] Paris-I - ENS », insiste ce diplômé d’un M2 en relations internationales à l’université Paris-I Panthéon-Sorbonne. A l’instar des Ecoles normales supérieures et de l’Institut national du service public (INSP, anciennement l’ENA), Sciences Po Paris reste plébiscitée par les futurs diplomates : « Chez nos étudiants, c’est une tendance très persistante et une vocation presque unique, qui ne se complète pas trop avec d’autres projets. Ils se lancent donc avec une grande détermination dans les concours »,souligne son responsable de la préparation aux concours administratifs, Farzad Khodabandehlou.

Pour autant, les voies d’accès aux métiers de la diplomatie se diversifient depuis quelques années, décollant, lentement mais sûrement, l’étiquette de « métier d’initiés ». « J’ai grandi en Seine-Saint-Denis, je n’étais pas forcément connecté avec le monde diplomatique. A une époque, je m’autocensurais en me disant que ce milieu n’était pas fait pour moi », admet Nabil, 31 ans, titulaire d’un master d’histoire contemporaine sur le Moyen-Orient à la Sorbonne et passé par « l’académie diplomatique d’été » du MEAE, séminaire s’adressant aux étudiants boursiers. Le jeune secrétaire des affaires étrangères a été reçu en mars au concours de la voie dite « Orient », réservée aux candidats qui parlent une langue rare, de l’arabe à l’hindi, en passant par le mandingue ou le peul.

Féminisation des postes d’encadrement

Désormais, il vise la dernière marche, la plus raide aussi : devenir administrateur de l’Etat, ce qui lui permettrait de décrocher un poste d’ambassadeur « d’ici à dix ou quinze ans ». Les places valent très cher : pour la session 2025 de la voie « Orient », chapeautée aujourd’hui par l’INSP, 304 candidats étaient inscrits au concours externe pour seulement cinq heureux élus, rejoints sur les bancs de l’établissement strasbourgeois par trois autres par le biais du concours interne.

Qui dit statut plus élevé dit aussi salaire plus confortable. En moyenne, en début de carrière, un secrétaire des affaires étrangères gagne aux alentours de 2 500 euros net, contre 3 500 euros pour un administrateur d’Etat, salaire modulé en fonction de l’ancienneté et de l’expérience professionnelle.

Pour Adeline, 30 ans, tout juste affectée à la direction Afrique du Nord-Moyen-Orient du MEAE, la diplomatie était aussi une voie très abstraite. « J’en étais très loin. J’avais cette image d’un métier réservé à une élite, et aux hommes »,dit cette fille d’un père ingénieur et d’une mère travaillant dans la petite enfance, entrée en CDD après notamment un cursus de relations internationales dans une école privée, l’Institut libre des relations internationales et des sciences politiques. Longtemps à la traîne, la féminisation des postes d’encadrement supérieur – habilement mise en lumière dans la série La Diplomate, sur Netflix – rattrape peu à peu son retard. D’après les chiffres du MEAE, en 2024, la moitié des diplomates nommés pour la première fois ambassadeurs étaient des femmes.

« S’engager pour le service public », « servir un idéal plus grand que soi », les mêmes éléments de langage reviennent dans la bouche des jeunes « diplos » pour résumer leur vocation. Malgré les contraintes personnelles ou familiales d’un métier impliquant de vivre le tiers de sa vie à l’étranger, avec parfois, en toile de fond, les risques encourus dans les pays en guerre.

Les VIA, une « bonne porte d’entrée »

Signe de cette attractivité au beau fixe, de plus en plus d’écoles de commerce développent des cursus pouvant déboucher sur des carrières diplomatiques. Avant de se spécialiser en affaires internationales et diplomatie à l’Ecole supérieure de commerce de Paris, Antoine, diplômé de Neoma Business School, ne projetait « pas du tout » une carrière dans la diplomatie, « mais plutôt dans le privé et dans le marketing-entrepreneuriat ».

Le Breton de 24 ans a fait son stage de fin d’études au sein de la direction générale du Trésor, au service économique du consulat général de France à Lagos, au Nigeria. Il s’apprête à rallier l’ambassade de France à Pretoria, en Afrique du Sud, dans le cadre d’un volontariat international en administration (VIA). « Les VIA sont une très bonne porte d’entrée pour les carrières diplomatiques, surtout économiques », insiste le futur attaché sectoriel, qui touchera un salaire d’environ 2 250 euros net par mois.

La carrière jadis épousée par Chateaubriand ou Stendhal requiert aujourd’hui une plus grande adaptabilité. « Dans certains pays, un jeune agent va faire le boulot d’un journaliste : observer, vérifier ses sources, enquêter… Parfois, c’est plus un métier de chercheur. Dans d’autres cas, c’est presque un auxiliaire d’entreprise privée accompagnant la stratégie, facilitant les contacts, etc., énumère Didier Le Bret. C’est vraiment mille métiers en un. »

Jérémie, doublement diplômé de l’Ecole polytechnique et de Sciences Po Paris, constate ainsi que les profils d’ingénieurs sont encore minoritaires dans le milieu diplomatique. « Dès que vous sortez un peu du cadre, ce n’est pas toujours facile, les mentalités au ministère sont encore assez à l’ancienne et les parcours scientifiques peut-être pas suffisamment valorisés, regrette le jeune homme de 27 ans, qui a réussi coup sur coup les concours A et A+. Or je trouve que ça m’a servi pour les concours, d’avoir cette originalité-là. » Des compétences techniques de plus en plus recherchées pour saisir dans le détail « les enjeux liés, par exemple, à l’IA ou aux technologies quantiques, y compris en matière de défense, ou encore au vu de la militarisation croissante de l’espace », poursuit Jérémie.

« Course à l’ambition »

Autre défi auquel cette nouvelle génération est confrontée : la bataille de l’information. « Il y a trente ans, vous écriviez des télégrammes une fois par mois. A l’heure où la communication et les médias sont parfois plus rapides que nous, on a l’obligation de réagir, en luttant contre la désinformation », insiste Valentin, 30 ans, conseiller politique expatrié depuis deux ans dans une ambassade en Asie. La réalité est « conforme » à l’image qu’il se faisait d’un métier où l’on change de poste tous les trois à quatre ans. « On ne naît pas diplomate, c’est une vocation qui se construit, à tâtons parfois », poursuit le Bordelais issu de la « classe moyenne basse », passé par l’Institut national des langues et civilisations orientales.

La profession étant soumise au devoir de réserve, les témoignages critiques se font rares. « Les trois premières années ont été très dures parce que je ne voyais pas à quoi je servais, je suis tombé de très haut, rapporte, avec moult précautions, un autre agent en poste dans une ambassade à l’étranger. On est un ministère de bons soldats, je ne dois pas poser de questions à ma hiérarchie, et seulement m’estimer heureux d’avoir le privilège d’être diplomate. » Le trentenaire entré au Quai il y a huit ans y déplore la « culture du silence » et la « course à l’ambition » parmi les agents, au point qu’il a songé plusieurs fois à démissionner. Valentin, lui, ne s’imagine pas ailleurs. A ses yeux, « c’est un métier très précieux que rien ne peut remplacer ».

[Source: Le Monde]