De Lecornu I à Lecornu II, les coulisses des huit moments-clés qui ont mené au nouveau gouvernement

La crise que traverse le pays depuis la dissolution de juin 2024 s’est fortement accélérée ces derniers jours, suscitant chez les responsables politiques une fébrilité inhabituelle, voire certains comportements erratiques.

Oct 13, 2025 - 12:46
De Lecornu I à Lecornu II, les coulisses des huit moments-clés qui ont mené au nouveau gouvernement
Le premier ministre, Sébastien Lecornu, prend la parole devant des journalistes à l’issue de son déplacement au commissariat de L’Haÿ-les-Roses (Val-de-Marne), le 11 octobre 2025. JULIEN MUGUET POUR « LE MONDE »

Bis repetita. Pour le deuxième dimanche d’affilée, le 12 octobre, le premier ministre, Sébastien Lecornu, a nommé un gouvernement. Une incongruité inédite sous la Ve République, due à l’absence de majorité à l’Assemblée nationale depuis la dissolution de juin 2024.

Les rebondissements se sont multipliés avec l’arrivée de ce proche d’Emmanuel Macron à Matignon – depuis les tentatives d’embarquer le Parti socialiste (PS) à la démission surprise de M. Lecornu, en passant par l’implosion du « socle commun ». Retour sur les dix jours les plus troublés du deuxième mandat du président de la République.

Vendredi 3 octobre : deux hauts fonctionnaires en mission

Ce vendredi 3 octobre, Sébastien Lecornu fait de nouveau défiler les oppositions dans son bureau, pour une « rencontre de la dernière chance »… qui sera en réalité suivie de plusieurs autres. La gauche n’a, à ce stade des tractations, que le nom « Zucman » à la bouche.

Le premier ministre veut convaincre ses interlocuteurs socialistes que le dispositif imaginé pour taxer les ultrariches par le jeune économiste français ne « vole pas », comme on dit dans le camp Macron. Et que le prélèvement sur les holdings imaginé par Bercy, associé à la taxation des hauts revenus, serait plus efficace. Mais ses interlocuteurs lui tiennent tête et vont au fond du dossier, rendant la discussion ardue.

Aussi décide-t-il ce jour-là de faire venir dans son bureau ses deux principaux conseillers économiques, Paul Teboul et Marc-Henri Priou. Sébastien Lecornu les présente comme des hauts fonctionnaires politiquement neutres, qui conseilleraient de la même façon un Olivier Faure si le premier secrétaire du PS était premier ministre.

Mais en dépit d’un « éthos de fonctionnaires techniques », selon l’un de leurs anciens collègues, les deux hommes, membres du cabinet du premier ministre, sont alignés politiquement avec ce dernier. Paul Teboul, notamment, est un libéral convaincu, partisan de la politique de l’offre.

En face, la délégation du PS y voit une « tentative désespérée » de les convaincre que la proposition de M. Lecornu « tourne plus » que la leur. Les deux « technos » ont l’impression, eux, d’avoir répondu à la demande du politique, sans plus. Suffisamment en tout cas pour que les socialistes fassent passer la taxe Zucman au second rang de leurs revendications, au profit de la suspension de la réforme des retraites.

Dimanche 5 : Bruno Retailleau ouvre une crise

En ce dimanche ensoleillé d’octobre, Sébastien Lecornu travaille à la composition de son premier gouvernement. Alors que le parti Les Républicains (LR) s’était initialement vu attribuer trois portefeuilles, leur président, Bruno Retailleau, décroche un quatrième poste, sur 18.

Mais cela ne lui suffit pas. Il déboule dans l’après-midi à Matignon, pour en exiger un cinquième. En l’occurrence, il demande le portefeuille de l’éducation nationale pour François-Xavier Bellamy, professeur et député au Parlement européen. Le Vendéen veut un maroquin pour celui qui est son principal lieutenant, vice-président de LR. Il ne l’obtiendra pas : l’eurodéputé est depuis le début du premier quinquennat l’un des plus virulents contempteurs du président de la République et du macronisme, assumant de n’avoir jamais voté Macron, ni en 2017 ni en 2022. Le retour surprise aux armées de Bruno Le Maire, avancé par Bruno Retailleau pour justifier son mécontentement, n’est qu’un prétexte.

Ce dimanche soir, alors que le gouvernement vient d’être annoncé, le chef de l’Etat réunit à dîner autour de lui des investisseurs tournés vers le continent africain. Le secrétaire général de l’Elysée, Emmanuel Moulin, multiplie durant les agapes les allers et retours entre son bureau et le chef de l’Etat, pour lui signaler qu’il y a un problème avec Bruno Retailleau. « Dites-lui que je dissous s’il n’est pas content, ça me pose pas de problème ! », finit par s’emporter le président, devant la tablée interloquée.

Lundi 6 : le faux départ de Sébastien Lecornu

Sébastien Lecornu prend tout le monde de court, ce lundi matin 6 octobre, y compris le chef de l’Etat, en annonçant sa démission à 9 h 40, sur le perron de Matignon, quatorze heures seulement après avoir formé son gouvernement. « J’ai quitté Fillon quand il y a eu une ambiguïté entre Fillon et Le Pen, c’est pas pour me retrouver dans la même situation avec Retailleau », expliquera-t-il le lendemain à l’un de ses visiteurs. Celui-ci ressort du bureau du premier ministre désormais démissionnaire convaincu que le Normand souhaite rester au 57, rue de Varennes.

Marylise Léon, la secrétaire générale de la CFDT, a rendez-vous avec Sébastien Lecornu l’après-midi même. Elle pense qu’il veut lui proposer des mesures portant sur la réforme des retraites, notamment sur les femmes et la pénibilité. La semaine précédente, elle a pourtant remis les points sur les « i » avec le nouveau locataire de Matignon : elle réclame surtout le gel de la mesure d’âge, contrairement à ce que certains visiteurs du soir de la Macronie laissaient croire au chef du gouvernement. Le rendez-vous tombe à l’eau. A Matignon, plus personne ne répond.

Le soir même, le secrétaire général de Renaissance, Gabriel Attal, et le premier secrétaire du PS, Olivier Faure, tous deux invités du JT de TF1, se retrouvent dans une loge de maquillage. La discussion s’engage entre les deux opposants. Le premier défend auprès de son homologue socialiste, pour sortir de la crise, l’idée d’un négociateur indépendant des partis politiques. Las, l’arrivée de Marine Tondelier, secrétaire nationale des Ecologistes, qui s’invite à ce rendez-vous improvisé, met fin à la discussion sur le sujet.

« A partir de ce moment-là, Olivier Faure ne dit plus rien », relate un proche de Gabriel Attal. Le soir même, le président de la République charge Sébastien Lecornu de mener d’« ultimes négociations » sur une « plateforme d’action ». L’idée du négociateur a fait long feu.

Mardi 7 : le coup de Trafalgar d’Edouard Philippe

Les anciens premiers ministres sortent du bois. Sur RTL notamment, Edouard Philippe plaide pour une élection présidentielle anticipée. Autant dire pour la démission d’Emmanuel Macron. « Mais cela ne pourra se faire qu’avec sa volonté, explique un proche du président du parti Horizons et maire du Havre (Seine-Maritime). A un moment, il faudra qu’on soit plusieurs à lui dire : il faut partir. »

De son côté, Elisabeth Borne ouvre la porte, dans Le Parisien, à une « suspension » de la réforme des retraites, qu’elle a elle-même fait voter, à coups de 49.3, deux ans plus tôt, mettant des millions de Français dans la rue. « Il faut savoir écouter et bouger », dit l’ex-première ministre, qu’on a connue moins souple. La veille, elle s’était alarmée, auprès de la présidente de la CFDT, qui plaide dans le désert depuis des semaines pour une telle suspension, de la démission surprise de Sébastien Lecornu : « On fonce tout droit vers le RN [Rassemblement national] ! »

Pendant ce temps, le siège de Matignon est vacant. La question d’un gouvernement de gauche se pose à nouveau. Le scénario aurait été évoqué par Emmanuel Moulin, Sébastien Lecornu et Emmanuel Macron, un député du PS en a eu vent.

Mais personne ne sait si l’hypothèse est réellement étudiée, ou s’il s’agit d’un leurre pour retenir les socialistes autour de la table. Le nom d’Olivier Faure circule à nouveau. Celui du député de l’Essonne Jérôme Guedj, moins clivant, en rupture frontale avec La France insoumise (LFI), est soufflé par des macronistes à l’Elysée. Au PS, on se dit que la chance peut tourner, même si sont également cités les noms de l’ancien ministre Jean-Louis Borloo ou de l’ex-patron de la CFDT Laurent Berger.

Mercredi 8 : des socialistes toujours plus gourmands

Dans le bureau du premier ministre, Olivier Faure, le président du groupe PS au Sénat, Patrick Kanner, et son homologue à l’Assemblée nationale, Boris Vallaud, s’interrogent sur la sortie tonitruante d’Elisabeth Borne. Est-elle missionnée par Emmanuel Macron ? « Babeth » n’a pas pu agir toute seule, s’avance Sébastien Lecornu, qui a été prévenu par l’ex-première ministre alors que l’interview était sur le point d’être mise en ligne. Les socialistes veulent en savoir plus : qu’entend-on par « suspension » de la réforme des retraites ? Ils abattent leurs cartes et ajoutent de nouvelles conditions.

Pour eux, il s’agit non seulement de geler la mesure d’âge, mais aussi de stopper l’accélération du nombre de trimestres requis pour une pension à taux plein, acté dans la loi Borne. Une requête dont le coût oscille entre 1 milliard et 3 milliards d’euros en 2026, selon leurs calculs.

La CFDT n’en demande pas tant et tient à l’équilibre financier du système. Marylise Léon a d’ailleurs déjà eu un différend avec Boris Vallaud sur le sujet. « Prenez le point », leur suggère Sébastien Lecornu, qui renvoie la suite des débats au Parlement. Dans les rendez-vous, le chef de file des députés PS apparaît comme « plus exigeant », « plus dur » qu’Olivier Faure. Ces dernières semaines, le premier secrétaire du parti et le premier ministre démissionnaire ont développé en revanche une relation de confiance. Le Normand apprécie le calme du député de Seine-et-Marne, et le pense sincère.

Aux socialistes, Sébastien Lecornu confie sa crainte. Il fera « tout pour éviter une passation sur le perron avec Bardella » et défendra le front républicain en cas de dissolution, selon le récit d’un négociateur. Une dissolution serait d’autant plus périlleuse que l’ex-locataire de Matignon perçoit une « ciottisation » au sein de LR.

Mais le PS veut plus que les retraites. Il lui faut également une augmentation des taxes sur les plus riches et des mesures pour le pouvoir d’achat. Et si possible Matignon. Le soir même, Marylise Léon passe un coup de fil à Olivier Faure : « Tu veux quoi, le poste de premier ministre, ou la liste de courses ? », s’enquiert-elle, sans obtenir de réponse.

Jeudi 9 : moment de répit au Panthéon

En début de soirée, jeudi 9 octobre, la classe politique est réunie à Paris, pour l’entrée de Robert Badinter au Panthéon, une cérémonie orchestrée par Emmanuel Macron.

Le RN et LFI ne sont pas représentés, à la demande d’Elisabeth Badinter. Dans les travées, l’ambiance est morose. « La prochaine fois qu’on viendra, ce sera Bardella, pour faire entrer Roucas [humoriste à succès des années 1980] », lâche, amer, un participant.

Vendredi 10 : à l’Elysée, une réunion pour rien

Convoqués par le président de la République à 2 heures du matin pour une réunion à l’Elysée à 14 h 30, les représentants de feu le « socle commun » et de la gauche se retrouvent pour la première fois autour de la même table. Dans l’antichambre, Olivier Faure et Gabriel Attal bavardent. « Il devrait te nommer toi à Matignon », plaisante le premier. « Certainement pas ! Il ne veut pas de cohabitation », s’esclaffe le second.

Durant la réunion, le chef de l’Etat constate que personne, autour de la table, ne souhaite une dissolution. A son issue, Gabriel Attal, qui échange avec Emmanuel Moulin, est rejoint par le chef de l’Etat. « Les Français attendent que vous lâchiez prise », suggère-t-il au président, alors que la rumeur d’une reconduction de Sébastien Lecornu se précise. « Vous pourriez nommer quelqu’un du centre gauche, comme Bernard Cazeneuve ou Pierre Moscovici, ou bien du centre droit, comme Jean-Louis Borloo ou Xavier Bertrand », suggère encore le secrétaire général de Renaissance. Emmanuel Macron ne répond pas.

L’écologiste Marine Tondelier sort « sidérée » de la réunion : elle a compris que la gauche n’irait pas à Matignon. Devant les caméras, Olivier Faure et Boris Vallaud font part de leur colère, et balaient d’un revers de main la petite ouverture sur les retraites opérée par Emmanuel Macron, qui parle d’un « décalage » de l’application de la mesure d’âge.

Dans la soirée, Sébastien Lecornu est renommé premier ministre.

Samedi 11 octobre : le PS sous pression

Les Ecologistes se retrouvent en conseil politique. « On demande un vote de confiance », fait savoir la présidente du groupe à l’Assemblée nationale, Cyrielle Chatelain. Mais la messe est dite : ils voteront contre le gouvernement. De quoi gêner les socialistes. A moins de six mois des municipales, pas question de se renier et de fragiliser l’« arc Bagneux », qui comprend le PS, le Parti communiste français et les Verts. Comment ne pas suivre si le reste de la gauche censure ?

Les socialistes entendent aussi la colère sur le terrain. « Le dégagisme monte », relate Rémi Branco, vice-président (PS) du conseil départemental du Lot et porte-parole du parti. Mais la perspective de l’arrivée du RN au pouvoir à la faveur d’une dissolution est également dans les esprits. Dans La Tribune Dimanche, Olivier Faure demande à Sébastien Lecornu de soutenir la demande du PS sur les retraites. Sans quoi, il censurera le gouvernement.

[Source: Le Monde]