Les tensions entre l’Ethiopie et l’Erythrée raniment le spectre d’un nouveau conflit
En accusant l’Erythrée de « se préparer activement à une guerre » contre elle, l’Ethiopie a provoqué la colère d’Asmara, faisant monter d’un cran l’hostilité entre les deux pays.

L’animosité entre l’Ethiopie et l’Erythrée a passé un nouveau cap. Dans une lettre datée du jeudi 2 octobre, adressée au secrétaire général de l’ONU, Antonio Guterres, et dont Le Monde a obtenu une copie, le ministre éthiopien des affaires étrangères, Gedion Timothewos, accuse Asmara de « se préparer activement à une guerre » contre Addis-Abeba.
Le chef de la diplomatie dénonce une « collusion », « devenue plus évidente ces derniers mois », entre l’Erythrée et le Front populaire de libération du Tigré (FPLT) dans l’objectif de « déstabiliser et fragmenter l’Ethiopie ». Selon le ministre, le gouvernement érythréen et le FPLT auraient notamment été impliqués dans une récente offensive menée par des Fano – une milice de la région Amhara –, visant à capturer la ville de Weldiya, dans le nord du pays.
Depuis avril 2023, deux factions du FPLT s’opposent : l’une dirigée par le président de l’administration intérimaire, Getachew Reda, devenu en avril ministre chargé de l’Afrique de l’Est auprès du premier ministre Abiy Ahmed ; l’autre par le numéro 1 du parti, Debretsion Gebremichael. Dès fin 2024, des réunions entre les dirigeants de cette dernière, des membres des Forces de défense tigréennes (TDF) et des représentants du gouvernement érythréen ont effectivement eu lieu à Asmara.
« Depuis la guerre au Tigré [de novembre 2020 à novembre 2022], cette faction ne fait plus confiance à Abiy Ahmed, explique Yohannes Woldemariam, professeur de relations internationales à l’université du Colorado. Se sentant marginalisée, elle se rapproche plutôt du voisin érythréen, qui partage la même défiance à l’égard d’Addis-Abeba. »
Une « mascarade mensongère »
Dans un courrier daté du mercredi 8 octobre, adressé lui aussi à l’ONU et partagé sur son compte Facebook, le FPLT s’est indigné des accusations prononcées à son égard, qu’il juge « totalement infondées ». Le parti dénonce des « histoires fabriquées » et une « campagne de diffamation » à son encontre. « La lettre (…) présente une dangereuse inversion de la réalité : une tentative de présenter l’agresseur comme la victime et les victimes comme l’agresseur », déplore-t-il.
Le lendemain, l’Erythrée a dénoncé, elle, auprès de l’Agence France-Presse (AFP), une « mascarade mensongère » et des « allégations infondées ». « Depuis deux ans, l’intense campagne de propagande visant à attiser les ambitions irrédentistes s’accompagne de menaces provocatrices », a regretté le ministre érythréen de l’information, Yemane Ghebremeskel.
Ces derniers mois, ces accusations mutuelles se sont faites plus vindicatives et plus régulières. Le 24 mai, à l’occasion du 34e anniversaire de l’indépendance de l’Erythrée, le président Isaias Afwerki avait déroulé une véritable diatribe à l’encontre de son voisin, dépeignant le Parti de la prospérité, au pouvoir en Ethiopie, comme « un substitut de l’intervention étrangère », et estimant que « les perspectives optimistes qui se dessinaient » s’étaient bel et bien « dissipées ». En mars, il avait par ailleurs exhorté la communauté internationale à « faire pression » pour qu’Addis-Abeba respecte « la souveraineté et l’intégrité territoriale de ses voisins ».
Depuis la fin de la guerre au Tigré, les autorités éthiopiennes réclament un accès à la mer. Et le port érythréen d’Assab, situé à moins de 70 km de la frontière, est dans la ligne de mire du pouvoir, alors qu’Abiy Ahmed avait un temps envisagé de s’implanter sur la côte du Somaliland. Le 20 mars, le premier ministre a tenté d’apaiser les esprits en déclarant devant le Parlement que l’Ethiopie n’avait pas « l’intention d’entrer en guerre avec l’Erythrée au sujet de l’accès à la mer Rouge ». Mais les autorités continuent régulièrement, dans la presse notamment, de défendre le droit à l’Ethiopie à un accès à la mer.
« Asmara s’est sentie trahie »
Des convoitises qui ulcèrent Asmara mais qui « ne constituent pas pour autant le véritable point de discorde entre les deux pays », affirme Zehirun Hailu, analyste indépendant sur la Corne de l’Afrique. Pour le chercheur, la crispation a pris forme dès novembre 2022, à la signature de l’accord de Pretoria, qui a mis fin au conflit au Tigré. « L’Erythrée, qui s’est battue auprès de l’armée fédérale pendant la guerre, n’a reçu aucune compensation, aucune forme de remerciement pour son engagement. Asmara a fait confiance à Abiy Ahmed, avec lequel elle avait signé un traité d’amitié en 2018, et elle s’est sentie trahie. »
Durant la guerre, les forces de défense nationale éthiopiennes (FDNE) étaient alliées aux troupes érythréennes. D’après plusieurs enquêtes d’ONG internationales, ces dernières se sont rendues coupables de crimes de guerre et de violences sexuelles « sur des motifs ethniques, de genre, d’âge et politiques », affirme notamment un rapport de Physicians for Human Rights (PHR) et de l’Organisation pour la justice et la responsabilité dans la Corne de l’Afrique (OJAH). Des pierres, des clous ou encore des morceaux de plastique sur lesquels étaient écrits des messages anti-tigréens ont par exemple été retrouvés dans les utérus des victimes.
« Le premier ministre a donné de faux espoirs à l’Erythrée, dont il a utilisé l’armée pour arriver à ses fins au Tigré, abonde Yohannes Woldemariam. Et aujourd’hui, il cherche à faire renaître la fibre nationaliste des Ethiopiens et tente de les rassembler autour de la prise d’Assab, qu’il considère comme un juste retour des choses [avant l’indépendance de l’Erythrée, en 1993, Assab était sous contrôle de l’Ethiopie]. C’est à mon sens une volonté désespérée d’obtenir le soutien de sa population alors que le pays est totalement fragmenté. »
Pour l’Ethiopie, empêtrée dans plusieurs conflits régionaux, une énième mobilisation de l’armée fédérale en Erythrée serait « totalement contre-productive », pointe Zehirun Hailu : « Les effectifs ne sont pas prêts pour une nouvelle guerre et l’Ethiopie est isolée dans la région. Les relations avec la Somalie restent compliquées et l’Erythrée s’est récemment rapprochée de l’Egypte, à couteaux tirés avec Addis-Abeba à cause du grand barrage de la Renaissance. Dans ce contexte, une nouvelle guerre serait terrible. »
[Source: Le Monde]