La grande noctule, chauve-souris mangeuse de rouges-gorges

Chaque année, le mammifère volant guette la migration des passereaux pour lancer la chasse. Des chercheurs ont équipé 17 spécimens de capteurs miniaturisés pour une observation inédite de leur comportement.

Oct 13, 2025 - 07:01
La grande noctule, chauve-souris mangeuse de rouges-gorges
Une grande noctule (Nyctalus lasiopterus) avec du sang et une plume autour de la bouche, en Andalousie, en Espagne, le 2 septembre 2020. JORGE SERENO

Les chauves-souris font peur. Mammifères volants, créatures de la nuit, maîtresses des ultrasons, elles apparaissent aussi incompréhensibles qu’insaisissables. Comme si cela ne suffisait pas, de sérieux fantasmes leur collent aux basques, notamment leur goût du sang. En vérité, sur les quelque 1 500 espèces de chauves-souris (un quart de tous les mammifères), seules trois espèces dites « vampires », localisées en Amérique latine, puisent effectivement dans cette source. Les autres se divisent en deux groupes : les mangeuses de fruits et les croqueuses d’insectes. Rien de bien inquiétant, donc.

Depuis vingt-cinq ans, les chercheurs ont toutefois découvert que deux espèces de noctules européennes et la Ia ioasiatique s’en prenaient également aux oiseaux. A la station biologique de Doñana, en Andalousie, Carlos Ibañez a consacré une partie de sa vie au phénomène, avec un animal de prédilection : la grande noctule. Avec 45 centimètres d’envergure et autant de grammes sur la balance, Nyctalus lasiopterus est effectivement la plus grande chauve-souris d’Europe. La plus susceptible, aussi, de s’attaquer à de grandes proies.

Il a pourtant fallu qu’il tombe sur une plume dans les excréments de l’animal pour qu’il ose émettre l’hypothèse. Ses collègues ne voulaient pas y croire. Alors il a poursuivi l’analyse. Cette fois, l’ADN a parlé. Dans le guano, il a retrouvé la trace de pas moins de 31 espèces d’oiseaux. Des volatiles de groupes et de tailles différents, mais avec une caractéristique commune : tous étaient migrateurs. « Carlos avait l’intuition que les noctules devaient les capturer en vol, raconte Elena Tena Lopez, biologiste de la conservation à la station andalouse. Mais comment prouver un phénomène qui intervient pendant la nuit à haute altitude ? » Un article qu’ils cosignent avec des chercheurs danois, publié jeudi 9 octobre dans la revue Science, apporte la réponse et décrit une réalité stupéfiante.

Vingt-trois minutes de mastication

Les scientifiques ont équipé 17 chauves-souris de capteurs miniaturisés de 3,5 grammes. Altitude, accélération et surtout enregistrements ultrasonores : ils ont pu analyser les faits et gestes des chauves-souris lors de deux épisodes migratoires des oiseaux, en 2022 et en 2023. La plupart semblaient se contenter de chasser les insectes, à faible altitude. Mais deux individus sont montés à plus de 400 mètres au-dessus du sol avant de piquer. Le premier sans résultat. Mais, dans les enregistrements du second, les chercheurs ont assisté à une dramatique course-poursuite (âme sensible, s’abstenir de lire la suite).

On y entend d’abord les clics d’écholocation lents et les battements d’ailes de la prédatrice. Puis tout s’intensifie quand elle localise sa proie, les clics, les battements, le bruit du vent. Deux minutes de chasse éperdue. « Ça se termine par dix secondes de cris de détresse de l’oiseau… et plus rien », détaille Laura Stidsholt, maîtresse de conférences à l’université d’Aarhus (Danemark). Ou plus exactement vingt-trois minutes de mastication continue, dans un vol redevenu tranquille.

Ce profil a stupéfié les chercheurs. « Nous pensions que les chauves-souris capturaient leur proie à haute altitude, puis se laissaient tomber pour l’immobiliser et la tuer, reprend Elena Tena Lopez. Là, elle l’attrape à moins de 100 mètres du sol et se redresse en quelques secondes avec une charge d’un tiers de son poids entre les bras. » Les cris de détresse ont permis d’identifier l’oiseau : un rouge-gorge. L’analyse des enregistrements et la découverte d’ailes arrachées ont précisé le scénario. La chauve-souris découpe les ailes de sa proie, sans doute pour réduire le poids et l’encombrement, la décapite, avant de consommer la chair.

Reste de nombreuses questions à explorer. Pourquoi les chauves-souris, qui vivent entourées d’oiseaux, ne s’attaquent-elles qu’aux migrateurs ? Comment choisissent-elles entre les insectes et les oiseaux, qui représenteraient 30 % de leur alimentation ? Et comment les oiseaux, qui ne voient pas la nuit ni n’entendent les ultrasons, sentent-ils qu’ils sont attaqués ? Phobiques des chauves-souris, envoyez-nous vos suggestions…

[Source: Le Monde]