La rivalité entre New Dehli et Islamabad, toile de fond des affrontements frontaliers entre le Pakistan et l’Afghanistan
Des combats entre les forces armées pakistanaise et afghane ont fait des dizaines de victimes, après des frappes aériennes à Kaboul, jeudi.

La frontière entre le Pakistan et l’Afghanistan a été le théâtre, ces derniers jours, d’affrontements meurtriers. Des deux côtés, les autorités affirment avoir mené des opérations militaires qui ont fait des dizaines de victimes. L’escalade a débuté dans la nuit du samedi 11 au dimanche 12 octobre, avec des représailles de l’armée afghane contre les forces de sécurité pakistanaises après des frappes aériennes sur Kaboul, jeudi. Des explosions avaient retenti dans le centre de la capitale afghane, près de la place Abdul-Haq et de plusieurs bâtiments gouvernementaux, ainsi que dans la province de Paktika.
Des actes « sans précédent », « une violation de la souveraineté territoriale » dénoncés par le ministère de la défense afghan et attribués à l’armée pakistanaise qui aurait cherché à abattre des responsables du Tehrik-e-Taliban Pakistan (TTP), les talibans pakistanais. Le mufti Noor Wali Mehsud aurait été visé. Il est le chef, depuis 2018, de ce groupe qui sème la terreur au Pakistan, où il cherche à renverser le régime et à imposer la charia. Depuis 2021, les talibans pakistanais ont perpétré des centaines d’attentats contre des soldats. Samedi, encore, ils ont revendiqué des attaques sur le sol pakistanais ayant fait 23 morts, majoritairement des soldats.
Les Afghans affirment avoir tué 58 soldats pakistanais durant les affrontements transfrontaliers, l’armée pakistanaise fait état de 200 tués du côté des talibans. Le pire est peut-être à venir. Islamabad a promis une « réponse musclée et efficace ». Les deux pays, qui partagent dans des zones montagneuses une frontière de 2 500 kilomètres (la ligne Durand), assurent s’être emparés de postes frontières.
Soutien de New Delhi aux talibans
Le retour des talibans à Kaboul, en août 2021, que le gouvernement pakistanais avait célébré, espérant retrouver son terrain stratégique face à l’Inde, a au contraire débouché sur une détérioration des relations entre les deux voisins. Le gouvernement pakistanais accuse Kaboul d’abriter les talibans pakistanais ; inversement, Kaboul accuse le Pakistan d’abriter des combattants de l’organisation Etat islamique. Conséquence de ce climat délétère, en 2023, Islamabad a décidé de renvoyer les trois millions de réfugiés afghans sur son sol, malgré les risques politiques et humanitaires.
Les tensions de ces dernières heures interviennent alors que le ministre des affaires étrangères taliban, Amir Khan Muttaqi, effectue une visite de six jours en Inde, marquant la normalisation des relations entre les deux pays. Même si New Delhi n’a pas reconnu officiellement le gouvernement taliban, l’Inde a commencé depuis de longs mois un rapprochement. Dès juin 2022, les canaux de communication avaient été rétablis et l’Inde avait rouvert son ambassade dans la capitale afghane avec une équipe d’« experts techniques ». Parallèlement, le gouvernement indien s’est engagé dans des programmes d’aide humanitaire et des projets d’infrastructures.
En septembre, New Delhi a clairement apporté son soutien aux talibans en se joignant au Pakistan, à la Chine et à la Russie pour s’opposer à la tentative du président américain, Donald Trump, de prendre le contrôle de la base aérienne de Bagram, en Afghanistan.
Eviter d’être pris en sandwich
Cette normalisation n’était pas attendue car l’Inde entretenait de bons rapports avec le gouvernement afghan d’Ashraf Ghani et soutenait la résistance antitalibane. Mais New Delhi a su profiter des difficultés croissantes entre le Pakistan et l’Afghanistan pour avancer ses pions, quitte à fermer les yeux sur l’évolution du régime taliban à l’égard des femmes. Le ministre des affaires étrangères indien, Subrahmanyam Jaishankar, a annoncé la réouverture d’une ambassade de plein droit à Kaboul. Le gouvernement taliban enverra quant à lui des diplomates à New Delhi. « Le maintien de relations avec les talibans est une nécessité géostratégique », résume dans son éditorial l’Indian Express.
Devant la presse, Amir Khan Muttaqui s’est défendu de toute complaisance envers les talibans pakistanais. « Nous les avons tous éliminés au cours des quatre dernières années. Le Pakistan, qui a mené des attaques au cœur de l’Afghanistan, est incapable de mettre fin aux attaques qui ont lieu au cœur de son propre territoire. Il devrait se pencher sur ses échecs internes », a-t-il déclaré. Lors de sa visite, il a provoqué une polémique en refusant que des journalistes indiennes assistent à une conférence de presse.
Entre l’Inde et le Pakistan, l’Afghanistan a toujours été l’arrière-cour de leurs conflits et de leurs rivalités. Le Pakistan et ses services secrets extérieurs (InterServices intelligence, ISI) considèrent l’Afghanistan comme leur terrain de jeu pour se doter d’une « profondeur stratégique » dans l’hypothèse d’une offensive indienne. Ils ont abrité durant des années des talibans comme une possible force anti-indienne. Mais les alliés d’hier sont devenus des adversaires. Islamabad redoute de se retrouver pris en sandwich entre l’Afghanistan et l’Inde.
Le gouvernement de Narendra Modi veut profiter des difficultés d’Islamabad pour ne pas laisser la Chine, l’autre grand rival, occuper le vide laissé par le départ des Occidentaux d’Afghanistan. Sur le plan sécuritaire, le gouvernement nationaliste hindou espère aussi éviter que des groupes terroristes anti-indiens opèrent à partir du territoire afghan. Dans les années 1990, les djihadistes à l’abri en Afghanistan ont largement servi sur le front cachemiri pour y mener une guerre contre les troupes indiennes.
[Source: Le Monde]