Indépendance retardée : la poétique de l'échec politique dans les pays du Sud
Dr. Sirwan Abdulkarim Ali / Analyste politique et chercheur

Depuis que de nombreux pays africains ont accédé à l'indépendance au milieu du XXe siècle, le rêve de libération s'est largement transformé en une déception prolongée. L'indépendance, au lieu d'inaugurer une ère de justice et de citoyenneté, a souvent marqué le début d'une nouvelle ère de domination interne. Les puissances coloniales sont parties, mais la mentalité coloniale est restée, cette fois sous le masque du nationalisme. Ce qui est dit à propos de l'Afrique peut également s'appliquer à une grande partie du monde arabe et du Sud, où l'État postcolonial lutte encore pour se libérer de la logique de dépendance, de peur et de pouvoir hérité.
La plupart des gouvernements postcoloniaux continuent de se présenter comme les éternelles victimes du colonialisme. On peut dire que le colonialisme a infligé de profondes blessures, une exploitation économique, une humiliation culturelle et une fragmentation sociale, mais continuer à invoquer la même excuse soixante-dix ans plus tard est devenu intellectuellement malhonnête et politiquement opportun. L'histoire a été transformée en un bouclier derrière lequel les dirigeants cachent leur incompétence. Les élites qui dirigent ces États reproduisent les comportements mêmes des colonisateurs qu'elles dénonçaient autrefois : répression, corruption et musellement de la dissidence.
Dans de nombreux pays d'Afrique et du Moyen-Orient, « l'indépendance » est devenue une performance rhétorique plutôt qu'une réalité politique. Le colonisateur a été remplacé par l'autocrate, et les slogans de libération servent désormais à justifier l'asservissement du peuple. Partout en Afrique, le pouvoir politique se transmet souvent de père en fils, comme si la nation était un domaine familial. Les républiques sont devenues des monarchies déguisées. Les constitutions sont réécrites, les mandats présidentiels prolongés et les élections organisées pour préserver la continuité dynastique. Le dirigeant est présenté comme le sauveur de la nation, et le critiquer devient synonyme de trahison. Le drapeau, l'hymne national et le portrait du dirigeant sont fusionnés en une seule image sacrée, tandis que les institutions étatiques se décomposent sous la surface.
Ce modèle s'étend bien au-delà de l'Afrique ; c'est une caractéristique déterminante des pays en développement. L'État devient une propriété personnelle et la loyauté envers le dirigeant remplace la loyauté envers la loi. La richesse et l'influence restent concentrées entre les mains d'une élite restreinte, tandis que le concept de citoyenneté s'est érodé pour devenir un système de favoritisme. Dans bon nombre de ces États, les élections ne sont ni des instruments de représentation ni des mécanismes de changement ; ce sont des rituels de légitimité. Les commissions électorales, conçues pour paraître neutres, sont souvent des instruments de manipulation. Les résultats sont prédéterminés et les candidats de l'opposition sont soit cooptés, soit écrasés. Les gouvernements de coalition, largement salués comme inclusifs, servent souvent d'instruments de partage des ressources entre les élites politiques plutôt que de servir le bien-être public.
La politique de la peur domine la vie publique. Les gouvernements invoquent la sécurité nationale, les complots étrangers ou la menace d'instabilité pour justifier la censure et les lois d'urgence. Dans ce climat, le vocabulaire de la démocratie est conservé, mais son essence est perdue. La stabilité devient l'excuse de la stagnation, et les réformes sont toujours « reportées jusqu'à ce que la situation s'améliore ». Dans l'ensemble du Sud, en particulier dans certaines régions d'Afrique et du Moyen-Orient, les coalitions politiques fonctionnent souvent comme des syndicats économiques plutôt que comme des alliances idéologiques. Les partis autrefois révolutionnaires se transforment en entités à la recherche de rentes, échangeant leur loyauté contre un accès financier. Le rôle de l'opposition n'est pas de réformer, mais d'attendre son tour pour partager le butin et les attributs du pouvoir. Dans de tels systèmes, le but de la politique n'est pas le service, mais la survie.
La richesse publique est distribuée en récompense de l'allégeance ; les ministères deviennent des sources de revenus plutôt que des plateformes politiques. Le résultat est visible partout : des écoles en ruine, des hôpitaux sans médicaments et des routes publiques qui ne mènent nulle part. Le citoyen devient spectateur d'un jeu politique dont il n'a jamais écrit les règles.
Ironiquement, les dirigeants autoritaires d'aujourd'hui recyclent souvent la même logique coloniale à laquelle ils s'opposaient autrefois. Les colonisateurs affirmaient autrefois que les indigènes n'étaient « pas prêts pour la démocratie ». Leurs successeurs utilisent aujourd'hui le même argument pour justifier la dictature. Il en résulte une sorte de colonialisme interne, où le pouvoir est centralisé et où les populations sont considérées comme incapables de s'autogouverner. Les symboles nationaux, les drapeaux, les hymnes, les récits héroïques sont utilisés pour masquer cette continuité. Le dirigeant postcolonial devient à la fois colonisateur et colonisé : il résiste au contrôle étranger tout en reproduisant ses mécanismes au niveau national. La tragédie réside dans la normalisation de l'oppression sous la bannière du patriotisme.
L'Afrique est un excellent exemple qui montre que les ressources naturelles ne garantissent pas la prospérité et qu'elles peuvent même devenir une source de faiblesse. Le continent est riche en or, en diamants et en pétrole, mais une grande partie de sa population vit dans la pauvreté. Le problème n'est pas la rareté, mais la mauvaise gestion. Dans les États riches en ressources, la richesse alimente la corruption plutôt que le développement. Le pétrole et les minéraux financent les armées privées, les réseaux de propagande et les forces de sécurité, tout sauf l'éducation et les soins de santé. Ce paradoxe se retrouve dans tout le tiers-monde. Plus la richesse est grande, plus les inégalités sont profondes. L'État se nourrit de ses propres ressources, et les citoyens restent des mendiants aux portes de l'abondance.
Dans de tels contextes, les universitaires, les écrivains et les poètes sont souvent confrontés à un dilemme moral. Certains deviennent les porte-parole du régime, composant des hymnes à la loyauté déguisés en art patriotique. D'autres se réfugient dans le silence, par peur ou par désespoir. La mission sociale de l'intellectuel, qui consistait autrefois à remettre en question le pouvoir, est devenue dans de nombreux cas un exercice de survie. Les médias contrôlés par l'État glorifient l'autorité, et les voix dissidentes sont présentées comme des agents du chaos. Lorsque la culture perd sa conscience, la propagande remplace la poésie, et l'artiste devient un courtisan plutôt qu'un critique.
En ce sens, l'Afrique est plus qu'une entité géographique ; elle est une métaphore de la situation d'une grande partie du monde. De l'Asie à l'Amérique latine en passant par le Moyen-Orient, les symptômes sont identiques : les élites en place s'accrochent au pouvoir, les jeunes sont privés d'opportunités et les sociétés sont prises au piège entre l'influence étrangère et l'autoritarisme national. Les drapeaux diffèrent, les langues diffèrent, mais la logique de l'échec reste la même. La véritable lutte du XXIe siècle n'oppose plus les colonisateurs aux colonisés, ni l'Orient à l'Occident, mais la liberté à la corruption, la responsabilité morale à la décadence institutionnelle. Les ennemis du progrès ne sont pas seulement les forces extérieures, mais aussi les systèmes internes qui perpétuent la peur et la dépendance.
La véritable libération commence lorsque les sociétés cessent de blâmer l'histoire et commencent à se confronter à elles-mêmes. L'indépendance politique sans renouveau moral et institutionnel n'est qu'un simple changement d'uniformes. Après des décennies de souveraineté superficielle, de nombreux pays du Sud ont besoin d'une seconde indépendance, vis-à-vis de la tyrannie interne, de la manipulation étrangère et de la culture des excuses. La tragédie du monde postcolonial n'est pas seulement que le colonisateur l'ait autrefois gouverné, mais qu'il continue à l'imiter. Tant que les nations glorifieront le pouvoir plutôt que la justice, elles ne resteront libres que dans leur drapeau et leur hymne. L'avenir du monde en développement ne sera pas écrit par ses dirigeants ou ses détracteurs à l'étranger, mais par le courage de ses citoyens à exiger des comptes à ceux qui parlent en leur nom. La leçon à tirer de l'Afrique, et de tous les endroits qui subissent le même sort, est que la lutte pour la dignité commence chez soi.
Traduit par EDGE news.