Madagascar : en négligeant la jeunesse, les gouvernements successifs ont fabriqué une « bombe à retardement »
L’accaparement de rentes de situation par une minorité de dirigeants aux intérêts mêlés entre l’Etat et le secteur privé entrave le développement du pays. 400 000 jeunes arrivent sur le marché du travail chaque année, pour la grande majorité sans formation.
Sur les hauteurs d’Antananarivo, au milieu des maisons de briques rouges construites à flanc de colline, le bâtiment blanc de la Jirama – la compagnie nationale de distribution d’eau et d’électricité – toise la place de la Démocratie où les manifestants de la Gen Z tentent chaque jour de se rassembler depuis le début de leur mouvement, jeudi 25 septembre.
Repère familier dans le paysage de la capitale malgache, le néon bleu qui dessine son nom ne s’allume plus à la nuit tombée. Ce serait une provocation que les dirigeants de l’entreprise, murés dans le silence, ont bien comprise. L’incapacité de l’entreprise à assurer ses services essentiels a été l’étincelle qui a déclenché l’explosion de colère de la jeunesse malgache, galvanisée par les victoires remportées par les jeunes manifestants du Népal contre un régime tourné vers les intérêts d’une minorité.
La situation n’est pas différente à Madagascar et le président Andry Rajoelina a beau entretenir des rêves d’émergence depuis son retour au pouvoir en 2018, le revenu annuel par habitant est passé de 459 dollars à 448 dollars en 2023, selon les chiffres de la Banque mondiale, et la pauvreté urbaine a fortement augmenté au cours de la dernière décennie (+ 31 %). Laissant une jeunesse, de plus en plus nombreuse, désemparée.
Mauvaise gouvernance
La Jirama, avec ses scandales à répétition, ses déficits abyssaux – dont le comblement a nécessité un transfert du budget de l’Etat équivalant à plus de 1 % du PIB en 2023 – et ses infrastructures vieillissantes, symbolise le manque d’investissement de l’Etat dans les secteurs prioritaires et cette mauvaise gouvernance dont la population paie le prix fort.
Dans les quartiers de la capitale, les femmes attendent des heures durant devant les bornes-fontaines dans l’espoir de remplir leurs bidons. Pendant la saison sèche d’avril à octobre, les pénuries deviennent de plus en plus sévères.
« Comment fait-on pour s’occuper dignement de ses enfants quand, pendant quatre jours d’affilée, pas une goutte d’eau ne sort du robinet », interpelle Hervé [il n’a pas souhaité donner son nom], un trentenaire, responsable administratif et financier dans un établissement de crédit. Ce cadre dont la femme travaille dit ne pas pouvoir épargner : « Je fais partie de la classe moyenne, mais je souffre tous les jours pour faire vivre ma famille. L’Etat ne nous assure même pas le minimum en nous permettant d’avoir de l’eau et de l’électricité. »
Collusion entre l’Etat et des intérêts privés
Seuls les plus riches ont les moyens d’acheter leur propre groupe électrogène et échappent aux coupures incessantes de courant. Comme par miracle, celles-ci ont quasiment disparu depuis le début de la fronde contre le régime. Le Fonds monétaire international (FMI), avec lequel le pays a renouvelé ses accords de financement en 2024, considère le redressement de la Jirama comme l’une des réformes les plus urgentes à mener pour le développement du pays.
Ce n’est pas vraiment nouveau mais, jusqu’à présent, toutes les tentatives ont échoué. Réseau et équipements obsolètes, raccordements illicites et corruption, capacité de production insuffisante… La liste des chantiers à mener est longue.
Mais le statu quo tient aussi à l’existence d’une entente qui fait de la production de l’électricité une rente pour une poignée de sociétés privées détentrices de contrats d’importation de carburants et de vente d’électricité à la Jirama, à travers des garanties de paiement que l’électricité ait été consommée ou pas. Dans ces conditions, il n’est pas difficile d’imaginer que toute réforme soulève de fortes résistances.
Le cas de la Jirama n’est qu’un exemple de cette collusion entre l’Etat et quelques intérêts privés qui alimente la colère de la population. Depuis le début du mouvement du 25 septembre, elle est ouvertement dénoncée et le nom de Mamy Ravatomanga, considéré comme le parrain de ce système, s’affiche sur les pancartes des manifestants pour demander son procès ou son départ du pays.
Les aspirations de la jeunesse oubliées
Surnommé le « vice-président » ou « pierre bleue » – la traduction de son nom en français –, l’homme d’affaires inspirait jusqu’à présent la crainte. Au point que personne n’aurait pris le risque de le critiquer en public. A la tête du groupe Sodiat dont les activités se déploient dans des secteurs aussi variés que le transport, l’exportation de litchis, le tourisme, la santé, les médias et l’immobilier, ce self-made-man a étendu sa fortune dans l’ombre d’Andry Rajoelina dont il est devenu proche depuis le coup d’Etat de 2009, qui a porté le jeune maire d’Antananarivo à la tête du pays.
Depuis, leurs destins sont liés. La voracité de l’entrepreneur, par ailleurs consul de Serbie et de Côte d’Ivoire, est devenue le symbole d’une classe dirigeante concentrée sur ses propres intérêts, alors que 75 % de la population continue de vivre au-dessous du seuil de pauvreté.
Dans cet entre-soi, les aspirations de la jeunesse ont été oubliées. « 400 000 jeunes arrivent chaque année sur le marché du travail. Ce devrait être un atout pour le pays à condition de leur donner les moyens de réaliser leurs projets. Or, les gouvernements successifs n’ont rien fait, les condamnant à n’avoir aucun repère, aucun avenir. Ils ont fabriqué une bombe à retardement et elle explose aujourd’hui », observe Hery Ramiarison, professeur d’économie à l’université d’Antananarivo.
« Seulement 2,7 % des élèves poursuivent des études supérieures. Et, malgré leur diplôme, ils ont très peu de chances de trouver un travail car l’économie, en l’absence d’un véritable plan de développement, ne crée pas assez d’emplois. Ils vivent dans l’échec et la frustration, ressentis d’autant plus durement qu’ils voient les enfants de dirigeants étaler leur richesse et leur réussite à l’étranger sur les réseaux sociaux », souligne-t-il.
Débrouille et petits métiers
Pour beaucoup, il ne reste alors que le secteur informel, cet univers de la débrouille et des petits métiers, où ils vont rejoindre la grande majorité (70 %) des enfants dont l’éducation n’est pas allée au-delà de l’enseignement primaire.
Les parents, fussent-ils les plus pauvres, ne rechignent pourtant pas aux sacrifices pour payer l’école, espoir pour eux d’une vie meilleure. A l’image de ces trois mères vêtues d’une blouse blanche croisées sur un trottoir de la vieille ville où, devant un panneau vantant le développement durable, elles vendent de 6 h 30 à 15 h 30 des foyers de cuisson améliorés pour un bénéfice quotidien de 1 500 ariary (à peine 30 centimes d’euros) chacune. Un revenu qu’elles complètent ensuite pour une somme équivalente en lavant des voitures.
Soa, 36 ans, seule avec ses trois enfants, n’a pas d’autre choix, explique-t-elle, pour leur assurer au moins deux repas par jour et des frais de scolarité qui s’élèvent à 50 000 ariary (9,60 euros) par an pour chacun d’entre eux. Elle dit cela sans se départir de son sourire mais en entendant les cris des manifestants qui, en contrebas, dénoncent les injustices. Elle acquiesce, avec cette conclusion : « Il faut trouver une solution. »
[Source: Le Monde]