« A Berlin-Ouest, tout le monde est mélangé et chacun choisit sa scène » : Tom B., call-boy addict à l’héroïne

Aujourd’hui travailleur sexuel et travailleur social, le sexagénaire revient de loin. A peine arrivé à Berlin-Ouest au milieu des années 1980, le jeune homosexuel devient escort et tombe dans la drogue, alors que le sida commence à frapper.

Juil 24, 2025 - 05:42
« A Berlin-Ouest, tout le monde est mélangé et chacun choisit sa scène » : Tom B., call-boy addict à l’héroïne
Tom B. à Berlin-Ouest en 1987. COLLECTION PARTICULIÈRE

Nous l’appellerons Tom B. Il est grand et mince, avec un visage lisse, des cheveux bruns et des lunettes. Il y a quelques années encore, il n’aurait pas raconté son histoire, parce que, « pour les gens, c’est trop à encaisser ». A 63 ans, il exerce deux activités à mi-temps : travailleur sexuel et travailleur social. Quand il était jeune et qu’il prenait de l’héroïne, il a fréquenté la gare du Zoo, la scène de la drogue dure à Berlin-Ouest. Depuis qu’il a arrêté, il s’est formé en sciences de l’éducation et il accompagne les drogués et ceux qui veulent décrocher.

Il a aussi vécu de la prostitution pour payer ses études, et il pratique des massages érotiques parce qu’il aime le sexe. « Vous comblez le corps des hommes, où est le problème ? », lui a dit, un jour, une psychanalyste. Elle a réconcilié Tom B. avec son histoire, qu’il raconte d’une voix douce, presque lointaine, au cours d’un long après-midi, dans l’appartement d’une de ses amies, à Kreuzberg.

Tom B. nous montre des photos de son père enfant, habillé en « bon petit nazi ». Il sera fonctionnaire, sa mère femme au foyer. Ils élèveront deux fils. Et ce sera « comme dans les films de Fassbinder, rapporte Tom B. De l’extérieur, tout devait être parfait ; à l’intérieur, on ne se parlait pas ». On ne se parle pas non plus quand il fait son coming out involontairement. Un jour, il demande à un garçon de lui envoyer une revue porno. L’enveloppe arrive sur la table du tri postal, elle s’ouvre, la revue s’échappe. Les employés la remettent dans l’enveloppe, qu’ils apportent au directeur de la poste. C’est le père de Tom B., et le silence qu’il renvoie à son fils, après cette découverte, restera comme un mur infranchissable.

« Une autre idée de la normalité »

Cela se passe au début des années 1970 en République fédérale d’Allemagne (RFA), près de la frontière néerlandaise, où la famille vit d’abord à la campagne, puis en ville. Tom B. se souvient des fêtes, à l’adolescence, où, dans un coin, les gens de la CDU, principal parti de droite allemand, buvaient de la bière, et, dans un autre, les jeunes fumaient des pétards ou se défonçaient. « Je trouvais les gens de la CDU ennuyeux et conservateurs. Je me disais : “Voilà, ils mènent leur vie normale, et les jours de fête ils boivent un coup.” Les addicts, eux, m’attiraient, parce que j’avais toujours l’impression qu’ils cherchaient quelque chose. »

Tom B. a 17 ans, en 1979, quand paraît le livre Moi, Christiane F., 13 ans, droguée, prostituée… (Mercure de France, 1981), qui raconte son quotidien dans le Berlin-Ouest des années 1970. Un choc en RFA, où le livre a été vendu, depuis, à 5 millions d’exemplaires. Comment comprendre que, dans une Allemagne de l’Ouest à l’économie florissante, des enfants qui ont tout ce qu’ils veulent, pense-t-on, choisissent de se détruire ?

« Le débat était omniprésent, rappelle Tom B. A la télévision, on ne parlait plus que de la drogue. Et plus on en parlait, plus ça nous intéressait. On se disait : “Comme c’est dangereux, ça doit être bien.” Surtout que nos parents nous l’interdisaient. » Tom B. a déjà essayé « plein de drogues » et les a trouvées « OK », sans plus. Quand il passe à l’héroïne, il se dit : « C’est ça. Comme une couverture d’amour. » Il répète : « Comme une couverture d’amour. »

Il a aussi déjà entamé son chemin vers Berlin-Ouest, où il va de temps en temps, pour rendre visite à de la famille. Jusqu’à décider de s’y installer, au milieu des années 1980. Parce que « tout y est très différent, et très séduisant ». « On ne vient pas à Berlin-Ouest pour fonder une famille et travailler de 9 heures à 17 heures, explique-t-il, mais parce qu’on a une autre idée de la normalité. Il y a ceux qui ne veulent pas aller à l’armée, les punks, les junkies, des fonctionnaires, beaucoup de gens vieux : tout est mélangé et chacun choisit sa scène. »

La scène homosexuelle la plus en vue est à Schöneberg, où vécut David Bowie de 1976 à 1979. Tom B. opte pour un quartier plus discret, dans le haut du « Ku’damm » (Kurfürstendamm), les Champs-Elysées de Berlin-Ouest, à Charlottenburg, où il vit et devient escort – il préfère ce mot à celui de prostitué, car il n’a pas de souteneur. Il poursuit des études en sciences sociales, commencées à Cologne. Avec d’abord très peu d’argent et « un boulot de merde » : du nettoyage dans une usine de métal, le week-end. « Je me suis rappelé que j’étais séduisant pour de nombreux hommes. Je faisais déjà beaucoup de sexe anonyme, c’était très bien, mais je n’en tirais rien. »

Tom B. passe une annonce dans un journal. Deux mots : « Call-boy ». Il attend chez lui, près du téléphone. Le premier client arrive. Il reste vingt minutes et laisse un billet bleu de 100 marks (l’équivalent de 50 euros). « Mon loyer était de 300 marks. Je me suis dit : “Et voilà.” Pour moi, c’était l’indépendance que je n’avais jamais eue. Je pouvais organiser ma vie comme je le voulais, je n’avais pas de patron. Et je ne trouvais pas spécial de faire ça. Après, j’allais à la fac. »

Entrer, mater, boire, payer

Tom B. a une réponse imparable quand on lui demande s’il ne craignait pas les mauvaises rencontres : « Un policier qui travaille dans un quartier dangereux, c’est normal. J’ai vécu des situations pas très agréables, c’était normal. » Dans ces années-là, les homosexuels portent des blousons de cuir noir et se retrouvent dans des bars où l’ambiance n’est pas très chaleureuse, dit Tom B. : entrer, mater, boire, payer. « On établissait tout de suite une complicité, mais quand on rencontrait les gens un an plus tard, ils étaient distants. A Berlin-Est, c’était beaucoup plus ouvert, on était accueillis, chacun payait sa tournée. »

En République démocratique allemande (RDA) comme en RFA, l’homosexualité est autorisée. Mais, dans les années 1980, elle se couvre d’interdits des deux côtés du Mur. Fini, les backrooms et les « toilettes ouvertes » de Berlin-Ouest : le sida frappe. Tom B. se souvient de cette première fois où il a fait l’amour avec un homme « comme dans une salle d’opération » : lit couvert de papier, gel, désinfectant. « Horrible. »

Commence le temps du sexe en question : « Est-ce que ça va me faire mourir ? » Y penser tout le temps, avant, pendant et après. « Cette façon d’agir a été celle de ma génération », dit Tom B., qui se souvient de sa liste d’amis morts, du sentiment de honte, aussi, pour avoir couru se laver les mains après avoir serré une dernière fois la main d’un proche, à l’hôpital.

Tom B. continue à aller à la faculté et à être escort, avec des préservatifs. Et il continue l’héroïne. Question de génération, là aussi. « Pour la nôtre, l’héroïne était une forme d’anarchie : on développait notre façon de vivre. On trouvait débile de boire de l’alcool ou de fumer des pétards. Avec l’héroïne, on avait vraiment l’impression d’être des héros. » Comme dans Heroes, la chanson que compose David Bowie à et sur Berlin-Ouest, en 1977, et qu’il reprend dans le film d’Uli Edel, sorti en 1981, Moi, Christiane F., 13 ans, droguée, prostituée… : « Heroes, just for one day. »

Tom B. ne fréquente pas le Sound, la boîte de nuit où Christiane F. s’enfonce dans la nuit. Trop de criminalité et de prostitution sauvage. Il ne s’attarde pas non plus à la gare du Zoo, une cour des miracles et de la misère noire entre les porches et couloirs aux néons sinistres, où même le jour semblait blafard. Comme les autres, il a vu des amis mourir, il a pleuré, et, trois heures plus tard, il recommençait. Il a essayé d’arrêter, et il a rechuté. Mais, aujourd’hui encore, il lui reste ce sentiment de « couverture d’amour » : « Avec l’héroïne, je me sentais moi-même, et bien avec tout le monde. Tout était facile. »

Sexe ludique

Cela a duré des années. Jusqu’au moment où « avec la drogue ça ne fonctionnait plus, et sans ça ne fonctionnait pas non plus ». Un médecin homosexuel, élégant et très connu, sera le premier à lui venir en aide. Il ne lui dit pas : « Tu dois arrêter », mais : « On va y arriver. » « J’ai pleuré, parce que je n’avais jamais vu un homme plus âgé me parler comme ça. » Des doses massives de codéine, puis de plus en plus basses, feront leur effet, alors que le Mur sera déjà tombé depuis des années.

Tom B. mesure sa chance. Il explique que, dans les années 1970-1980 – il y avait alors autour de 50 000 drogués à Berlin-Ouest –, certaines thérapies reposaient sur des mesures dures, parfois humiliantes, qui consistaient à mettre les gens à terre, puis à les reconstruire. « Le concept était “on va détruire ton ego”. C’est le contraire, maintenant. Quand un addict vient en thérapie, on le ne bouscule surtout pas. »

Tom B. à Berlin-Ouest en 1987.

Tom B. établit un lien immédiat avec ceux qu’il accompagne, parce qu’il sait ce qu’être addict signifie. Il essaye de leur donner une vision d’une vie sans drogue. Mais il ne leur parle pas de son histoire. « Il faut laisser les gens être ce qu’ils sont. » Et les drogues ont changé. « Il y a très peu d’héroïne aujourd’hui, mais beaucoup d’amphétamines, de cannabis très concentré, de kétamine, d’anxiolytiques et de drogues sex-free pour baiser toute la nuit, dans Berlin, où c’est devenu une industrie touristique. Certains l’expliquent par la façon de vivre d’aujourd’hui, qui pousse à la compétition. Ce n’était pas le cas pour notre génération. »

Ce qui n’a jamais changé, dans l’histoire de Tom B., c’est le goût du sexe. « Pour moi, ça a toujours été quelque chose de très ludique. Comme jouer aux Lego quand j’étais enfant. » Il a un site, et son activité est considérée comme un commerce. Il a commencé par faire des massages, puis il est passé aux massages érotiques. « Quand tu arrêtes les drogues, tu ne peux plus continuer comme escort. » Il reçoit des homosexuels, des hétérosexuels et des bisexuels. Parfois des hommes qui ont honte et restent ensuite une demi-heure sous la douche. Ou d’autres qui se mettent à pleurer, à la fin, en lui disant : « Tu es mon premier homme. »

Tom B. ne regrette pas d’avoir été escort, ni d’avoir pris de la drogue. « Mon mode de vie, c’était William Burroughs, David Bowie, Led Zeppelin et Pasolini. Je me demande parfois pourquoi j’ai réussi à arrêter, et pas les autres. Il n’y en a pas beaucoup qui ont survécu à la drogue. Et ce n’était pas évident d’être escort au temps du sida. Je suis passé au travers de tout. C’est peut-être comparable aux gens qui ont vécu la guerre et l’après-guerre. »

[Source: Le Monde]