En Syrie, la menace d’une guerre ouverte entre Damas et les Kurdes
Le long de la ligne de démarcation séparant les zones sous contrôle gouvernemental des territoires aux mains des Kurdes, les accrochages sont quotidiens. Les négociations entre les deux camps étant au point mort, leurs forces se préparent à un possible embrasement.
« Un dicton populaire dit que les Kurdes n’ont pour amis que les montagnes. C’est pareil ici, nous nous sommes installés sur les hauteurs », lance le journaliste Hamid Abdo en désignant le centre-ville d’Alep, qui s’étend en contrebas des quartiers de Cheikh-Maqsoud et d’Achrafieh. Encerclée par les forces de sécurité gouvernementales, l’enclave à majorité kurde dirigée par l’Administration autonome du nord et de l’est de la Syrie (AANES) domine la grande agglomération du nord syrien. Mais elle n’offre à ses 400 000 habitants qu’une apparence de sécurité trompeuse.
Dans la nuit du 6 au 7 octobre, les troupes de la nouvelle armée syrienne et les Asayiches, les forces de sécurité intérieures à dominante kurde, se sont affrontées pendant plusieurs heures. Les combats, qui ont fait deux morts et des dizaines de blessés, ont éclaté après que les forces gouvernementales ont bloqué toutes les entrées et les sorties de l’enclave au motif que les Forces démocratiques syriennes (FDS), la coalition militaire formée par les Kurdes syriens, y introduiraient illégalement des armes.
Cet incident armé, qui a cessé après une intervention directe des Etats-Unis, est le plus grave depuis la libération de la ville du régime de Bachar Al-Assad en décembre 2024. Cette flambée de violence dans la capitale économique et deuxième ville du pays s’inscrit dans un contexte d’accrochages quotidiens tout le long des centaines de kilomètres de la ligne de démarcation qui sépare les territoires contrôlés par le nouveau gouvernement syrien de ceux administrés par les FDS. On compte, chaque semaine, des pertes dans les deux camps. Dans le Nord et l’Est, tiraillés entre les ambitions des Kurdes, les prétentions du gouvernement et les pressions régionales et internationales, la moindre étincelle peut rallumer la guerre.
Le 10 mars, un compromis qualifié d’historique avait pourtant été trouvé entre le président syrien par intérim, Ahmed Al-Charaa, et le chef des FDS, Mazloum Abdi, pour intégrer au sein de l’Etat les institutions autonomes kurdes du nord-est du pays. Le 2 novembre, le ministre des affaires étrangères syrien, Assad Hassan Al-Chibani, a même affirmé que les discussions se poursuivaient avec l’AANES, sans qu’« aucun progrès réel n’ait été accompli jusqu’à présent ». Mais, dans la réalité, le processus est enlisé.
« Un pouvoir fermé et conservateur »
Les FDS craignent d’être absorbées sans droits dans un Etat centralisé dont elles dénoncent les penchants « islamistes radicaux », selon les termes de Chilo Osman, le commandant des Asayiches d’Alep. Ce dernier insiste pour que les zones sous le contrôle des FDS gardent la capacité de s’autoprotéger, en rappelant les massacres commis à l’encontre des minorités alaouites en mars et druzes en juillet par des factions armées intégrées aux forces de sécurité. Dans les rangs kurdes, on insiste aussi, au nom de la protection des droits des femmes – elles sont intégrées à tous les échelons de l’administration civile comme militaire –, ainsi que des droits culturels, linguistiques et religieux des minorités, sur le maintien d’une autogouvernance des régions du Nord et du Nord-Est bâtie sur le modèle du Kurdistan irakien autonome.
« Les récentes décisions de la nouvelle administration, la déclaration constitutionnelle, tout cela montre qu’ils veulent restaurer un Etat centralisé, excluant les autres composantes. Ce que nous voyons se passer à Souweïda [province druze dans le sud du pays] ou sur la côte [à peuplement alaouite] le prouve : c’est un pouvoir fermé et conservateur », estime Sipan Hemo, un commandant des FDS et membre du comité militaire chargé des négociations avec le gouvernement de Damas, rencontré fin octobre à Hassaké.
Selon ce commandant, Damas aurait accepté que les FDS soient « intégrées à l’armée syrienne sous la forme de trois brigades – Djézireh, Rakka et Deir ez-Zor ». Mais, selon cette source, comme pour les autres points discutés, les concessions du pouvoir central restent purement orales. Pour les ressources en hydrocarbures, un document préparé par l’AANES propose une répartition de 40 % pour le Nord-Est, le reste revenant aux territoires sous l’autorité d’Ahmed Al-Charaa. Un plan de partage que son gouvernement refuse.
Damas, de son côté, redoute que même une autonomie limitée ne crée un précédent conduisant à la désintégration du pays. Une crainte récemment avivée par les appels à l’indépendance lancés par des factions druzes du gouvernorat de Souweïda, dans le sud du pays.
« Dans les mois qui ont suivi la chute du régime, les FDS ont tenté d’exploiter le fait que le nouveau gouvernement syrien n’était pas reconnu par la communauté internationale pour avancer leurs pions. Mais la reconnaissance du nouveau gouvernement syrien par la communauté internationale, son soutien, et son souhait de nous aider à stabiliser le pays a mis les FDS sous pression politique et financière. Ce qui les oblige à négocier », assène Noureddine Al-Baba, le porte-parole du ministère de l’intérieur, qui reçoit Le Monde au siège du dispositif sécuritaire gouvernemental à Damas, un imposant bâtiment envahi par des effluves de peinture fraîche.
« Le nord de l’Irak est peuplé à 65 % par des Kurdes. En Syrie, ils sont minoritaires, y compris dans le gouvernorat de Hassaké, où ils sont les plus nombreux et où ils ne comptent que pour 29 % de la population. Cette demande de fédéralisme n’a aucun sens », ajoute Noureddine Al-Baba, qui rappelle qu’Ahmed Al-Charaa, a assuré à plusieurs reprises qu’il protégerait les droits linguistiques et religieux des minorités du pays.
Un argument irrecevable pour Amina Dayaa, 45 ans, une réfugiée de la région d’Afrin, dans le nord-ouest du pays, qui habite Cheikh-Maqsoud et a été blessée dans les affrontements du 6 octobre. « Nous avons déjà été chassés une première fois de notre village et de nos terres parce que nous sommes kurdes, pour une raison ethnique, et les discours de haine à notre encontre continuent », dit-elle, en faisant référence à des messages incendiaires sur les réseaux sociaux et à des prêches d’imams radicaux. Elle reçoit Le Monde le pied plâtré, dans un appartement de Cheikh-Maqsoud, un quartier aux venelles défoncées où elle s’est installée avec ses deux filles après avoir fui Afrin en 2018.
« Ce n’est pas un siège »
Surnommée la « montagne kurde », cette région, alors administrée par l’AANES, a été la cible en 2018 de l’opération dite « Rameau d’olivier », menée par l’armée turque avec le soutien de milices syriennes pro-Ankara pour en expulser les FDS. Quelque 320 000 civils kurdes ont fui en direction des zones encore contrôlées par l’AANES et un grand nombre d’entre eux ont trouvé refuge dans les deux quartiers alépins.
Pour Amina Dayaa, dont la maison a été pillée par des miliciens à la solde d’Ankara, qui ont également déraciné les oliviers de sa famille, aucun retour n’est envisageable tant que les factions armées proturques, désormais intégrées dans la nouvelle armée, resteront déployées dans la région. « Il n’y a plus rien là-bas. Ils ont détruit nos maisons, notre environnement. Je veux que mes filles parlent notre langue et qu’elles grandissent de manière épanouie, confie-t-elle. Mais c’est risquer sa vie là-bas tant que ces milices y sont déployées. »
Or, selon le commandant Chilo Osman, ces factions tiennent le principal checkpoint de Cheikh-Maqsoud. Surnommées « Amshat », en référence au nom de guerre de leur chef, Mohammed Al-Jassem (« Abou Amcha »), mis sous sanction par l’Union européenne pour les crimes supposés commis par ses hommes sur la côte, ces milices sont accusées d’avoir enlevé 15 habitants du quartier et d’imposer un blocus à l’enclave, en empêchant notamment le mazout d’entrer, alors que l’hiver approche. Le visage masqué, les militaires déployés aux entrées scrutent les identités et fouillent les véhicules.
« Pourquoi déployer l’armée entre deux quartiers d’Alep ? Ne sommes-nous pas tous syriens ? Cheikh-Maqsoud et Achrafieh sont un pays étranger ? », s’indigne l’officier depuis son bureau de la base principale des Asayiches. Au rez-de-chaussée de la caserne, comme aux carrefours des environs s’affichent les portraits d’Abdullah Öcalan, fondateur du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK) : une organisation lancée jusqu’à peu dans une guerre meurtrière contre le pouvoir turc et dont sont issus de nombreux cadres des FDS.
La Turquie, qui a juré la perte des territoires contrôlés par les forces à dominante kurde en Syrie et a mené plusieurs opérations militaires contre elles, fait de la présence à sa frontière de ceux qu’elle nomme des « terroristes » un casus belli. La Turquie étant engagée dans un processus de négociations avec Abdullah Öcalan, il est peu probable qu’elle se lance à court terme dans une nouvelle opération armée en Syrie. Ankara privilégie un soutien actif à Damas pour mettre fin à l’autonomie du nord-est syrien.
« La présence de cette organisation et de combattants [kurdes] venus de Turquie ou d’Iran sur notre territoire est inacceptable », avertit Noureddine Al-Baba, du ministère de l’intérieur, qui assume un contrôle resserré sur les enclaves alépines. « Ce n’est pas un siège. Nous n’avons rien contre les Kurdes qui sont nos compatriotes. Mais ces deux quartiers sont devenus un sanctuaire pour des membres de l’ancien régime. Ceux qui les gouvernent obéissent au PKK. Ce ne sont pas des civils et ils n’ont aucune vision de ce que doit être une administration civile. Ils ne font que détourner les ressources du territoire à leur profit », accuse-t-il, assurant que le recours à la conscription forcée par les FDS est devenu insupportable aux yeux des habitants qui demandent l’aide de l’Etat.
Echanges de tirs quasi quotidiens
A une centaine de kilomètres plus à l’est d’Alep, au point de passage de Deir Hafer, sous l’autorité des FDS, en cette fin d’octobre : une centaine de camions-citernes censés transporter du carburant, ressource abondante dans le nord-est de la Syrie, sont stationnés sur le bas-côté. Les autorités de Damas n’autorisent aucun passage : ni pour les tankers ni pour les camions de marchandises.
« Damas se fournit désormais en pétrole auprès de l’Arabie saoudite. C’est pour cela qu’ils n’ont plus besoin de notre carburant », explique un commandant des FDS, posté au point de passage et qui préfère rester anonyme. A cet endroit, « seuls les patients atteints de cancer, les étudiants et les personnes disposant d’une carte de résidence étrangère peuvent passer, à bord des bus – et encore, ce n’est pas systématique. Avant ce blocage, près de 1 000 personnes franchissaient chaque jour la ligne ; aujourd’hui, à peine 200 », poursuit le même commandant.
Les tensions sur cette route persistent, alors même que les négociations d’Al-Tabqa, qui se sont tenues le 20 octobre entre une délégation du gouvernement syrien et une commission militaire des FDS, étaient censées ramener la situation à la normale. La voie n’est restée ouverte que deux jours, les 21 et 22 octobre, avant d’être de nouveau fermée.
Entre Deir Hafer et Rakka, sur la ligne de démarcation – mouvante – entre, d’un côté, les territoires aux mains des FDS et, de l’autre, ceux contrôlés par l’armée syrienne et ses alliés, la tension est palpable. De nombreuses bases militaires ont vu le jour et, dans certaines, les échanges de tirs et les attaques de drones sont quasi quotidiens.
En cette fin d’octobre, dans un bâtiment en terre séchée du village de Jab Abyadh, six soldats en tenue de camouflage surveillent, à travers deux ouvertures dans le mur, le moindre mouvement des soldats gouvernementaux en face. « Ici, le 22 octobre, vers 1 heure, les militaires du camp d’en face ont tenté d’avancer en ouvrant le feu. Nous avons riposté : l’un de leurs hommes a été tué et quatre autres ont été blessés », explique Serkhbon Kobani, commandant des FDS dans la région.
Les quatre soldats capturés – « des Turkmènes », précise le commandant – ont ensuite été remis aux autorités de Damas en guise de « geste de bonne volonté », dans le cadre des négociations d’Al-Tabqa, censées désamorcer les tensions dans les deux quartiers kurdes d’Alep. « Mais les autorités de Damas n’ont pas reconnu qu’il s’agissait de soldats étrangers », souligne M. Kobani. Un peu plus loin, sur un autre point militaire, des drones envoyés par le camp d’en face ont attaqué, le 21 octobre, des combattants des FDS occupés à creuser des tranchées pour renforcer leur défense. Le drone a détruit l’une de leurs machines. Pendant la présence du Monde sur ce site, un autre drone est apparu dans le ciel.
« Selon nos renseignements, le HTC [Hayat Tahrir Al-Cham, la faction armée islamiste qui a renversé l’ancien régime et dont Ahmed Al-Charaa était le chef, sous le nom d’Abou Mohammed Al-Joulani] et les milices qui lui sont affiliées se renforcent et préparent une invasion : drones, snipers et tirs d’artillerie se produisent presque quotidiennement », poursuit M. Kobani. L’objectif, selon lui, est de rompre le cessez-le-feu. « Ils cherchent à faire porter la responsabilité de cet échec sur les FDS et à accuser l’organisation d’avoir violé l’accord du 10 mars », dit-il encore. M. Kobani explique que l’une des raisons pour lesquelles le cessez-le-feu ne s’est pas effondré pour l’instant est que Mazloum Abdi veut encore croire à la voie des négociations : « Nous avons confiance en lui. Les commandants respectent le cessez-le-feu. Mais s’il nous donne l’ordre, nous agirons. Tous les combattants des FDS attendent ce signal. »
« Enrôlements forcés » des FDS
Dans les villes à majorité arabe du nord-est de la Syrie, comme Deir ez-Zor et Rakka, le ressentiment envers les autorités kurdes ne cesse d’augmenter. Lors des négociations avec Damas, la question du retour de Deir ez-Zor dans le giron des forces fidèles à Ahmed Al-Charaa a été soulevée. Un point jugé inacceptable par les Kurdes.
Un avocat arabe de Rakka dénonce l’oppression exercée par les autorités kurdes depuis la chute de Bachar Al-Assad et l’arrivée au pouvoir d’Ahmed Al-Charaa, et plus encore depuis la signature de l’accord du 10 mars. « Les FDS procèdent à des enrôlements forcés. Ils fouillent les téléphones portables et arrêtent ceux qui ont la photo du drapeau syrien ou celle d’Ahmed Al-Charaa », affirme-t-il, préférant rester anonyme par crainte de représailles de la part des autorités de l’Administration autonome.
Certains, dans sa communauté accusent le président syrien par intérim de « trahison ». « Ils se considèrent comme les propriétaires de ces territoires et ne comprennent pas qu’Al-Charaa négocie avec les FDS au lieu de venir les libérer », poursuit l’avocat. Alors que les FDS assurent que des émissaires de Damas ont rencontré des chefs de tribus arabes pour les retourner contre l’AANES, l’avocat affirme que ces tribus ont, elles aussi, envoyé des représentants à Damas pour encourager les nouvelles autorités à rompre les négociations et à passer à une attaque.
Selon lui, le gouvernement de Damas leur aurait demandé de faire preuve de patience. Le gouvernement parie aussi sur des divisions au sein même des FDS. « Mazloum Abdi est syrien. Il est l’otage des autres dirigeants [des FDS] qui viennent de Turquie et d’Iran et sont essentiellement des cadres du PKK. En tant que Syrien, Abdi cherche même le soutien du nouveau gouvernement pour asseoir sa position au sein des FDS, car il est favorable à la négociation. Contrairement aux courants du PKK qui tentent de saborder tout accord en multipliant les provocations », assure une source sécuritaire de haut niveau à Damas.
Interrogé sur l’intérêt de poursuivre les négociations avec Damas, alors que celles d’Alep n’ont abouti à aucun résultat, Sipan Hemo a répondu laconiquement : « Une question légitime… Demandez au général Mazloum. » « L’objectif, poursuit le commandant, qui a participé à la création des FDS, en 2015, reste le même : construire une Syrie unifiée, démocratique et plurielle. Tant que cet objectif n’est pas atteint, il n’est pas question de nous dissoudre. »
« Nous restons attachés aux accords passés avec le gouvernement de transition. Je suis kurde, syrien et je refuse une Syrie unicolore. Mais je ne veux pas d’un nouveau conflit », ajoute Chilo Osman, le commandant des Asayiches d’Alep. Non loin de son bureau, dans le cimetière militaire de Cheikh-Maqsoud, les visages de dizaines de jeunes femmes et de jeunes hommes, fauchés dans la fleur de l’âge, rappellent le coût d’une guerre. A Rakka, l’avocat arabe rêve, lui, d’une Syrie unifiée, mais affranchie de l’autorité kurde. Il en est persuadé : « La situation va bientôt changer en notre faveur. »
