La « marche » des statues de l’île de Pâques, une hypothèse très débattue

Deux chercheurs soutiennent, expérimentation à l’appui, que les fameux moais auraient été déplacés debout, comme des culbutos.

Nov 4, 2025 - 09:22
La « marche » des statues de l’île de Pâques, une hypothèse très débattue
Expérience réalisée par Carl Lipo (université de Binghamton, New York) et Terry Hunt (université de l’Arizona) en 2012, sur île de Pâques (Chili). CARL LIP

Perdue dans le Pacifique, l’île de Pâques, alias Rapa Nui, avec ses hiératiques statues monumentales, son peuple qui a frôlé l’extinction, sa biodiversité chamboulée, suscite bien des débats scientifiques. Celui de savoir comment un millier environ de moais ont été transportés, depuis la carrière de Rano Raraku, sur toute l’île, vient de rebondir, avec la publication dans le numéro de novembre du Journal of Archaeological Science d’une étude qui revisite l’hypothèse de la « marche » de ces statues.

Ce n’est pas la première fois que Carl Lipo (université de Binghamton, New York) et Terry Hunt (université de l’Arizona) croisent le fer avec leurs collègues à ce sujet : en 2012, ils avaient promené sur quelques décamètres une réplique de moai placée à la verticale, en la faisant se balancer sur sa base comme un culbuto, à l’aide de deux cordes liées à chaque côté de sa tête et une troisième à l’arrière, pour lui éviter de piquer du nez. L’expérience avait fait la couverture du National Geographic et une vidéo avait cumulé des millions de vues.

Ce succès d’audience n’avait pas impressionné Jo Anne Van Tilburg, directrice du projet Statue de l’île de Pâques à l’université de Californie à Los Angeles. Elle avait alors déclaré à la revue Nature qu’il s’agissait d’une « cascade, et non d’une expérience scientifique ».

Répliquer aux critiques

Elle-même avait en 1998, avec l’appui de la chaîne de télévision Nova, procédé à une reconstitution très convaincante de transport de moai. Placée sur le ventre, sur un traîneau en bois à l’architecture inspirée des embarcations polynésiennes, la statue avait pu être glissée efficacement sur des rails de rondins, comme en témoigne une vidéo. Elle avait ensuite pu être érigée sur une plateforme. Seul accroc à cette démonstration, la chute intempestive de sa lourde coiffe de tuf volcanique (« pukao »).

Carl Lipo et Terry Hunt repartent donc à la charge sur un terrain balisé, et entendent répliquer à leurs critiques. Sur près de 1 000 moais analysés, ils se sont concentrés sur soixante-deux – dont seulement treize étaient intacts –, jouxtant les routes qui partent en étoile depuis la carrière de Rano Raraku.

Ils font l’hypothèse qu’ils résultent d’accidents de transport, notant qu’ils présentent une base plus large et arrondie, et un centre de gravité plus avancé que ceux arrivés sur leur plateforme (« ahu ») de destination. Cette forme aurait permis leur balancement chaloupé pour avancer sur des voies elles-mêmes construites en U afin de limiter les risques de chute. Les finitions (dont les yeux) et la mise à l’équerre de la base auraient été réalisées après arrivée à destination.

Leur expérimentation montre que dix-huit personnes, réparties sur trois cordes, peuvent mouvoir une réplique de plus de 4 tonnes sur une centaine de mètres en quarante minutes. Ils estiment qu’une quarantaine de personnes auraient pu déplacer sur 10 km un moai de 20 tonnes en quinze à vingt-deux jours, « ce qui était tout à fait dans les capacités des communautés de Rapa Nui ».

« Pas une preuve d’historicité »

La technique témoignerait d’une bonne compréhension de la physique, mais aussi d’un souci d’économiser les ressources en bois, qui n’ont fait que se raréfier au fil de l’occupation de l’île : un jeu de cordes suffit à animer la statue. Lipo et Hunt notent en outre qu’un chant traditionnel évoque un ancêtre capable de faire « marcher les statues ». Cet hymne « comporte des structures musicales frappantes, qui auraient pu avoir une fonction pratique dans un travail coordonné ». Une version élaborée de notre « Oh hisse ! », en somme.

La démonstration ne convainc pas Nicolas Cauwe, professeur honoraire à l’université de Louvain (Belgique), spécialiste de Rapa Nui : « Ils montrent mieux qu’auparavant que l’opération est possible, mais ils oublient qu’une possibilité n’est pas une preuve d’historicité : ce n’est pas parce qu’une chose est possible qu’elle a réellement existé dans le passé. » L’archéologue belge rappelle que les légendes locales sur des « statues qui marchent » n’ont été enregistrées qu’en 1914 par l’anthropologue britannique Catherine Routledge, à une époque où ne subsistait qu’une fraction de la population Rapanui. Elles ont, selon lui, plus à voir avec la constitution d’un « roman national » faisant une place à la magie qu’avec une vérité historique.

Il note aussi que les statues du bord des routes sont du même type que celles restées inachevées dans la carrière. Des traces d’érosion montrent qu’elles ont stationné longtemps en position verticale : elles n’étaient, selon lui, pas destinées à rejoindre les ahus côtiers, peuplés de statues d’un autre genre, arrivées là sous forme de blocs auxquels on donnait leur allure finale sur place.

Pour lui, les routes ne servaient pas à les transporter, mais avaient une vocation processionnaire. L’option de transport qui a sa préférence reste « des traîneaux de bois posés sur des rondins : simple, peu coûteux en matière première. Reconnaissons qu’on a fait du transport de ces statues un mystère, alors que le charriage de blocs de pierre a été pratiqué dans toutes les régions du monde pour des blocs parfois bien plus lourds ».

« Manque de crédibilité archéologique »

Jo Anne Van Tilburg, qui fouille l’île de Pâques depuis 1981, n’est pas éblouie par les nouveaux éléments produits par Lipo et Hunt. Elle renvoie à sa propre démonstration de 1998 – portant non sur des blocs, selon la vision de Cauwe, mais sur une statue déjà finalisée. « Je suis certaine que les gens de Rapa Nui connaissaient bien leur île et étaient capables de s’adapter à des conditions variées, précise-t-elle. Ce nouvel article manque de crédibilité archéologique, car il met en avant une seule méthode de marche, non convaincante, pour un large éventail de moais, dont chacun demande à être considéré séparément. »

Carl Lipo et Terry Hunt ne sont, sans surprise, pas convaincus par ces contre-arguments. Pour eux, la tradition orale mérite d’être prise en considération. D’autant qu’elle vient seulement en appui d’éléments matériels tels que la forme en U des routes, les différences entre moais achevés et ceux des routes, la plus faible concentration de ces derniers à mesure qu’on s’éloigne de la carrière, qui serait le reflet de l’amélioration de la maîtrise de la marche verticale des statues.

L’usage processionnel des chemins reste pour eux pure « spéculation ». « Les critiques qui rejettent notre travail parce qu’il manquerait de crédibilité archéologique en évitant de se confronter aux données que nous présentons ne font pas de la science, mais défendent un territoire », estiment-ils. La patience des moais semble plus inébranlable que celle des archéologues.

Le rat polynésien, destructeur des palmiers de Rapa Nui ?

Le goût du débat de Carl Lipo et Terry Hunt n’est pas près de se tarir : dans l’édition de décembre du Journal of Archaeological Science, où ils semblent avoir leur rond de serviette, ils s’attaquent à la question controversée de la disparition du couvert forestier de Rapa Nui. Celui-ci était très dense à l’arrivée des Polynésiens, datée entre le XIe et le XIIe siècle, et quasi inexistant quand les premiers Européens ont débarqué, le dimanche de Pâques 1722. Lipo et Hunt réévaluent le rôle du rat du Pacifique, Rattus exulans, dans cette déforestation. Débarqué dans les canots des premiers Polynésiens, ce rongeur friand des graines du palmier aurait, selon leurs projections, atteint une population d’une dizaine de millions d’individus en moins d’un demi-siècle, et leur gloutonnerie aurait empêché la régénération de la forêt. La disparition catastrophique de cette dernière, parfois attribuée aux seuls humains obnubilés par la construction et le transport de moais, n’aurait donc pas été un écocide, mais un phénomène multifactoriel, dans lequel une autre espèce invasive aurait joué un rôle éminent. Là encore, plusieurs explications, peut-être non exclusives, sont en compétition dans les cercles archéologiques : un déboisement à des fins agricoles, l’utilisation pour la cuisson, un climat qui se serait asséché sont aussi invoqués.

[Source: Le Monde]