Pour les joailliers, l’avantage de l’héritage

Dans leurs collections de la rentrée, les grandes maisons modernisent des motifs d’archives, comme l’oiseau perché sur une pierre précieuse, chez Tiffany & Co., ou la fleur avec pistil en diamants et pétales évidés, chez Van Cleef & Arpels.

Sep 3, 2025 - 14:06
Pour les joailliers, l’avantage de l’héritage
Collier Bird on a Rock, de Tiffany & Co, inspiré d’un motif d’oiseau perché dessiné par Jean Schlumberger en 1961. TIFFANY & CO

La rentrée de la place Vendôme, à Paris, dégage un parfum de nouveauté particulièrement vintage. Cette saison, les joailliers les plus puissants et mondialisés réinterprètent les motifs d’un passé glorieux lancés par d’anciens directeurs artistiques mythifiés, tels que Frédéric Boucheron, Renée Puissant, Jean Schlumberger ou Pino Rabolini, comme on lustrerait l’argenterie de famille.

Tandis que la mode s’apprête à connaître un grand coup de frais en septembre et en octobre, après un mercato historique de designers, « la joaillerie regarde en arrière, résume Thomaï Serdari, la directrice du master “mode et luxe” de la Stern School of Business à l’université de New York (Etats-Unis). Après tout, puiser dans le patrimoine ne peut jamais faire de mal ».

Le temps semble ainsi moins à l’invention de designs contemporains électrisants, comme au tournant des années 2020, où le luxe jouissait d’une croissance étincelante et où les marques tentaient des formes rock (Jack de Boucheron, en 2019), à picots (Clash de Cartier, en 2019), cadenassées (Lock par Tiffany, en 2022). Dans le climat actuel, plus incertain, les bijoux multiplient les références visuelles à un patrimoine prestigieux.

Chez Tiffany & Co., par exemple, les collaborations pop avec Nike ou Pharrell Williams s’effacent au profit d’un éclairage sur l’héritage de Jean Schlumberger (1907-1987). Bird on a Rock, célèbre motif d’oiseau perché sur une pierre précieuse, dessiné par le Français pour la marque new-yorkaise en 1961, est au cœur de variations inédites : sautoirs et bagues cocktail en turquoise où l’oiseau a quelque chose d’exotique ; colliers plus épurés en or et diamants, où le volatile est simplifié ; boucles d’oreilles et bagues imitant une succession de plumes.

A gauche : dessin de la broche Silhouette créée par Van Cleef & Arpels à la fin des années 1930. A droite : clip pendentif Flowerlace, de Van Cleef & Arpels.

« L’approche est graphique et plus abstraite, presque pointilliste, construite autour de jeux de pavages et d’accumulations minutieuses, commente la directrice artistique, Nathalie Verdeille, qui s’est plongée dans les croquis d’archives. Avec l’équipe de création, nous avons traversé une phase intense de recherche et de modélisation : nous avons décomposé les ailes en une multitude de motifs abstraits pour former de nouvelles parures. »

Au moment où ces bijoux sont commercialisés, début septembre, le concurrent Van Cleef & Arpels lance Flowerlace, une ligne centrée sur un motif construit à partir d’une fleur (simple ou double) au pistil de diamants et aux pétales évidés modelés avec un tube d’or. Un travail qui emprunte directement à une autre fleur stylisée et asymétrique des archives : le clip Silhouette, une broche de 1937 imaginée sous l’autorité de la directrice artistique d’alors, Renée Puissant (1896-1942).

Les fleurettes du Passe-Partout

« Le clip Silhouette, dont une vingtaine d’exemplaires seulement furent produits, est emblématique de notre patrimoine grâce à son équilibre novateur entre pleins et vides et à son mélange avant-gardiste entre les inspirations florale et textile, les tubes d’or pouvant aussi évoquer un ruban de couture », resitue Alexandrine Maviel-Sonet, directrice du patrimoine et des expositions de Van Cleef & Arpels. En juillet déjà, le joaillier parisien avait inauguré de romantiques bagues et pendentifs colorés baptisés Fleurs d’Hawaï (en citrine, en améthyste, en aigue-marine…), renvoyant aux fleurettes du Passe-Partout, une archive brevetée en 1938.

Cet automne, Bulgari approfondit la relance, commencée en 2024, de ses bijoux en tubogas, fameuse maille apparue à la fin des années 1940, pour la première fois adaptée en bagues. Après avoir proposé, en début d’année, des variations d’un de ses sautoirs Serpent Bohème de 1974, Boucheron dépoussière, de son côté, ses bijoux en forme de flèche, motif porté par le fondateur Frédéric Boucheron (1830-1902) dès les années 1860.

« Ces maisons ont fait tant d’efforts pour sensibiliser leur public à leur histoire, à travers des livres et des expositions, qu’elles ont créé une demande pour des pièces fortement inspirées des archives, peut-être moins novatrices, mais qui donnent au client l’impression d’acquérir un morceau d’héritage », résume Thomaï Serdari.

En rappelant qu’elles ont, en matière de design, un passé établi dans lequel glaner, elles se distinguent aussi du reste de l’offre : ni la joaillerie non griffée (environ 80 % du marché) ni les maisons de mode qui se sont mises à la joaillerie au tournant des années 2000, comme Dior, Chanel ou Vuitton, ne peuvent se prévaloir d’une telle profondeur historique.

« Ce qui est important, c’est de ne pas puiser dans les archives pour puiser dans les archives, mais d’exprimer la pertinence d’un dessin à un moment donné », nuance Pierre Rainero, directeur du style, de l’image et du patrimoine de Cartier, qui, dès 2022, donnait une nouvelle jeunesse à Grain de café, un motif de feuille gravée de 1938. Parmi les points toujours pertinents qui ont convaincu Cartier de redessiner une collection à partir de cette création de Jeanne Toussaint (1887-1976) : son adaptabilité en bague comme en collier, la mobilité ludique de certains éléments d’or et le mélange entre nature et stylisation.

Collier et bague de la collection « Bisanzio », de Pomellato.

Pour Thomaï Serdari, cette vague de bijoux aux clins d’œil rétro « accompagne une consommation nostalgique et un retour au traditionalisme ». « Aux Etats-Unis, où je vis, ce conservatisme est particulièrement frappant dans la mode, mais aussi dans les bijoux, poursuit-elle. On revoit des femmes arborant des boucles en diamant ultraclassiques, des rangs de perles et même des croix en pendentif. »

Soit précisément le motif que relancera en octobre, en édition limitée, Pomellato. Des croix byzantines opulentes, agrémentées de pierres opaques (agate, rhodochrosite…) rappelant celles que son fondateur, Pino Rabolini (1936-2018), avait lancées il y a trente ans et évoquant celles, vieilles de plusieurs siècles, de la liturgie chrétienne.

[Source: Le Monde]