Le premier point de bascule de la planète aurait été atteint avec le « dépérissement généralisé » des coraux

Un rapport signé par 160 scientifiques, publié lundi, alerte sur la « crise sans précédent » rencontrée par les récifs coralliens d’eau chaude.

Oct 15, 2025 - 14:41
Le premier point de bascule de la planète aurait été atteint avec le « dépérissement généralisé » des coraux
Le corail pierreux jaune « Oculina patagonica » en train de blanchir en raison de la hausse des températures à la surface de la mer, au large de la côte nord du Liban, le 27 juin 2025. IBRAHIM CHALHOUB/AFP

Le monde est confronté à une « nouvelle réalité ». En raison du dérèglement climatique d’origine humaine, la planète aurait franchi son premier point de bascule (tipping point, en anglais), celui des récifs coralliens d’eau chaude. Ces écosystèmes, dont dépendent près de 1 milliard de personnes et un quart de la vie marine, subissent un « dépérissement généralisé », met en garde un rapport publié, lundi 13 octobre, par 160 scientifiques de vingt-trois pays.

La Terre serait par ailleurs au bord d’autres seuils de rupture avec des risques dévastateurs pour les populations et la nature : la fonte des calottes polaires, le dépérissement de la forêt amazonienne, puits de carbone et havre de biodiversité, et l’effondrement de la principale circulation océanique de l’Atlantique, qui entraînerait notamment des hivers polaires en Europe. « Cela exige une action immédiate et sans précédent de la part des dirigeants de la COP30 et des décideurs politiques du monde entier », appelle Tim Lenton, l’auteur principal de ce rapport et directeur du Global Systems Institute à l’université d’Exeter (Royaume-Uni), à moins d’un mois l’ouverture de la 30Conférence mondiale sur le climat, à Belém (Brésil).

En 2023, une équipe de chercheurs, dont fait partie Tim Lenton, avait identifié seize tipping points, des seuils de réchauffement au-delà desquels des pans du système climatique entrent dans un état complètement nouveau. Ce changement est, selon leur définition, le plus souvent irréversible, mais pas forcément abrupt, allant de quelques dizaines d’années à des siècles ou des millénaires.

« Crise sans précédent »

Désormais, le réchauffement climatique a atteint 1,5 °C (la limite la plus ambitieuse de l’accord de Paris) sur une année en 2024 et devrait dépasser ce seuil de manière durable d’ici à la fin de la décennie. « Cela place l’humanité dans une zone dangereuse où de multiples points de bascule climatiques font peser des risques catastrophiques sur des milliards de personnes », prévient le rapport.

Dans ce sombre panorama, les coraux font face à une « crise sans précédent ». Selon les scientifiques, ils auraient dépassé la valeur centrale de leur tipping point, fixée à 1,2 °C de réchauffement global comparé aux valeurs préindustrielles. Sous l’effet de la hausse des températures et de la multiplication des canicules marines, ces écosystèmes fragiles subissent depuis 2023 un quatrième épisode de blanchissement massif, le plus large et intense jamais enregistré, avec plus de 80 % des récifs affectés.

En raison de ce stress, ils expulsent les micro-organismes qui leur donnent leurs couleurs vives et leur fournissent leur nourriture, finissant par mourir de faim. Au réchauffement s’ajoutent d’autres pressions : l’acidification des océans, la surpêche, la pollution (notamment en raison des nutriments agricoles) ou encore le tourisme.

Le dépassement de leur point de bascule signifie une « accélération du déclin actuel des récifs et la perte des services écosystémiques essentiels qu’ils fournissent », précise Tim Lenton, citant la perte d’habitat pour la biodiversité, la sécurité alimentaire, la protection des côtes contre les ouragans et le tourisme.

Réduire drastiquement les émissions

Ces services ont une valeur estimée à plus de 2 000 milliards de dollars (1 700 milliards d’euros) par an. Selon le rapport, même avec un réchauffement limité à 1,5 °C, la vaste majorité des coraux seront condamnés. Une conclusion plus alarmante que celle du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC), qui prédisait la mort de 70 % à 90 % d’entre eux en cas de réchauffement de 1,5 °C et de 99 % avec 2 °C.

Les auteurs du rapport concluent qu’à moins de ramener la hausse de la température mondiale à + 1,2 °C (et à terme à + 1 °C) aussi rapidement que possible, il ne sera pas possible de préserver les coraux d’eau chaude à une « échelle significative ».

Tout n’est toutefois pas encore perdu, assurent-ils. « Les points de bascule ont tendance à créer des changements difficiles à inverser. Mais dans le cas d’écosystèmes vivants comme les récifs coralliens, si certains peuvent être préservés, ils ont un certain potentiel de rebond et de recolonisation », explique Tim Lenton.

Les scientifiques appellent alors à réduire drastiquement les émissions et à intensifier l’élimination du carbone – des technologies qui n’ont pas encore fait leurs preuves à grande échelle. Ils recommandent également l’extension des zones marines protégées, la lutte contre la surpêche ou la restauration des coraux, dont l’efficacité restera toutefois« limitée sans une action climatique décisive ».

Points de bascule « positifs »

Le rapport suscite un débat dans la communauté scientifique, la notion de tipping point pour les coraux ne faisant pas l’unanimité. « Il n’y a pas de nombre magique ou de point précis au-delà duquel tous les coraux meurent, dans tous les océans. Ils subissent une dégradation continue et graduelle », fait ainsi valoir Jean-Pierre Gattuso, directeur de recherche au Laboratoire d’océanographie de Villefranche-sur-Mer (Alpes-Maritimes). Il souligne néanmoins le « gigantesque travail scientifique du rapport », permettant d’alerter sur la gravité de la situation. A ses yeux, l’espoir d’une survie de ces animaux est « mince », alors qu’ils mettent de dix à quinze ans à se rétablir après une vague de chaleur, et que les émissions de gaz à effet de serre mondiales continuent d’augmenter. « C’est une tragédie qui se déroule sous nos yeux », se désole-t-il.

Peter Mumby, chercheur à l’université du Queensland, en Australie, réfute également le concept de point de bascule global pour les coraux, assurant que ceux du Pacifique « peuvent s’adapter à un réchauffement de 1,5 °C ». Son compatriote Terry Hughes (James Cook University) se demande, quant à lui, si le point de bascule n’aurait pas été franchi « il y a plusieurs décennies » et si la transition entre les récifs coralliens historiques et un autre type d’écosystème ne serait pas « déjà bien engagée ».

Pour garder une note d’espoir, les 160 experts du rapport soulignent aussi des avancées sur des points de bascule « positifs » susceptibles d’entraîner des effets en cascade favorables pour le climat. Certains secteurs ont déjà franchi ces seuils : énergies solaire et éolienne devenues bon marché à travers le monde, adoption des véhicules électriques, batteries de stockage d’électricité ou pompes à chaleur sur certains marchés.

[Source: Le Monde]