Droits de douane : devant la Cour suprême, les contradictions de l’administration Trump

Les juges, devant lesquels la légalité des tarifs imposés par le président américain était contestée, se sont montrés critiques envers l’avocat général, qui défendait les prérogatives de l’exécutif.

Nov 6, 2025 - 13:18
Droits de douane : devant la Cour suprême, les contradictions de l’administration Trump
Lors d’une manifestation anti-Trump, devant la Cour suprême, à Washington, le 5 novembre 2025. TASOS KATOPODIS/GETTY IMAGES NORTH AMERICA/AFP

Donald Trump, avec l’emphase qui le caractérise, avait fixé lui-même l’enjeu de l’affaire qui occupait, ce 5 novembre, la Cour suprême : « L’une des plus importantes de l’histoire des Etats-Unis », voire une question « de vie ou de mort ». Et, le moins que l’on puisse dire, c’est que, après avoir vécu une mauvaise soirée électorale, mardi soir, le président américain a passé, mercredi, une journée non moins compliquée.

La plus haute juridiction des Etats-Unis a disséqué, pendant près de trois heures, les arguments de l’avocat de la Maison Blanche, qui défendait la capacité du président à mener, comme il l’entend, sa guerre commerciale contre le reste du monde. Les droits de douane dits « réciproques » de Donald Trump, imposés à la quasi-totalité des pays de la planète, ont été déclarés illégaux par un juge fédéral en septembre. Ce dernier conteste l’utilisation d’un texte d’urgence économique des années 1970, détourné par le pouvoir exécutif. Selon le même raisonnement, les taxes imposées à la Chine, au Mexique et au Canada, au nom de la lutte contre le trafic de fentanyl, ont été annulées.

Etant donné les implications financières majeures, le cas est remonté en urgence à la plus haute juridiction américaine, avec l’espoir pour Donald Trump de voir le jugement renversé. Il est difficile, à ce stade, de préjuger de la décision finale, mais la séance a tourné rapidement au calvaire pour John Sauer, l’avocat général, chargé de défendre le point de vue présidentiel. L’homme de loi n’avait pas la partie facile : certains de ses arguments légaux contredisent très directement des déclarations de Donald Trump, qui a pris pour habitude de parer les droits de douane de toutes les vertus.

Séparation des pouvoirs

Selon John Sauer, il ne s’agit pas de « taxes » et ils ne sont pas destinés à « lever des revenus ». Donald Trump vante régulièrement sur son réseau social les sommes collectées grâce à ces droits de douane, qui sont, par définition, des impôts sur les importations. Les mots sont importants : la Constitution donne la main sur la politique fiscale et la capacité à lever des taxes au Congrès, pas à la Maison Blanche. En la matière, les parlementaires ont une position beaucoup moins protectionniste que celle du président.

Les juges de la Cour suprême n’ont pas été tendres avec l’avocat général, y compris, et c’est là le point majeur, certains magistrats conservateurs – ils disposent de la majorité avec six sièges, contre trois pour les progressistes. Les mêmes juges, qui ont plutôt tranché en faveur de Donald Trump depuis le début de son second mandat, ont semblé, cette fois-ci, beaucoup plus sceptiques sur les arguments de la Maison Blanche. Neil Gorsuch et Amy Coney Barrett, tous deux nommés par Donald Trump, étaient notamment dubitatifs.

Les débats ont porté sur des points de droit complexes mais, au fond, c’est la cohérence même de l’institution qui est en jeu. La Cour suprême a bloqué plusieurs initiatives de Joe Biden, lors du précédent mandat, au nom de « la doctrine des questions majeures ». Cette règle veut que l’exécutif, en matière économique, ne peut pas s’arroger des prérogatives qui n’auraient pas été spécifiquement mentionnées dans les textes par le Congrès. En clair : le droit américain laisse peu de place à l’interprétation, quand il s’agit de la séparation des pouvoirs.

La Maison Blanche a, au contraire, une lecture très étendue de ce que le président peut faire ou ne pas faire. Pour justifier ses taxes massives sur les importations, elle a fait valoir l’International Emergency Economic Powers Act, une loi d’urgence économique internationale, qui conférerait au président de larges prérogatives sur les importations, y compris en matière fiscale, pour peu que la gravité de la situation l’exige. Donald Trump estime que le déficit commercial entretenu depuis des années par les Etats-Unis, qui importent davantage qu’ils n’exportent vers la plupart des pays du monde, est une urgence majeure : les autres nations profiteraient des largesses américaines, une interprétation contestée par la plupart des économistes.

« Urgences nationales »

Au-delà des questions économiques, il s’agit surtout d’un débat pour savoir où commence et où s’arrête le pouvoir de Donald Trump. La Maison Blanche a fait de l’invocation de supposées « urgences nationales », que ce soit sur la sécurité, sur le commerce ou sur l’immigration, l’un de ses arguments principaux pour étendre son emprise aux dépens du pouvoir législatif en utilisant des textes de loi parfois complètement tombés dans l’oubli.

L’arrêt des neuf juges est attendu dans les prochaines semaines. Le ton critique des magistrats est un indice sur leur état d’esprit, mais non une garantie sur le résultat. Deux d’entre eux, les plus conservateurs, ont clairement indiqué qu’ils respectaient les larges prérogatives du président en matière de politique étrangère et se sont inquiétés des effets d’une annulation des droits de douane sur la capacité de Donald Trump à tenir tête aux adversaires des Etats-Unis, à commencer par la Chine et la Russie.

Les conséquences de cette décision, dans un sens ou dans l’autre, seront majeures. S’ils venaient à valider la lecture juridique de la Maison Blanche, cela libérerait la voie à Donald Trump, dont la plupart des politiques sont contestées en justice par ses opposants. La Cour suprême lui donnerait en quelque sorte un blanc-seing pour poursuivre sa stratégie visant, depuis un an, à remettre en cause l’équilibre des pouvoirs aux Etats-Unis.

Vision géopolitique

Si les neuf juges annulaient les taxes, les Etats-Unis feraient face à un casse-tête économique et diplomatique. Quid des accords commerciaux déjà signés ? L’Europe, le Royaume-Uni et le Japon, entre autres, ont déjà consenti à ces droits de douane. La Chine est en pleine négociation, tout comme le Canada, qui a été menacé de taxes supplémentaires, à la suite de la diffusion d’une publicité reprenant des propos antidroits de douane de Ronald Reagan. L’impact sur les marchés américains serait également très important. Les investisseurs aux Etats-Unis sont globalement opposés aux droits de douane, mais ils sont encore plus allergiques au climat d’incertitude, qui reviendrait immanquablement planer sur l’économie américaine.

Cela poserait, enfin, d’insondables questions budgétaires et fiscales sur la légalité des sommes déjà versées, dont la plupart des études montrent qu’elles l’ont été en majorité par les entreprises américaines. L’administration devra-t-elle rembourser ? Une des neuf juges a fait remarquer que cela créerait une situation chaotique. Le secrétaire au Trésor, Scott Bessent, l’architecte de cette politique, avait précisé qu’il visait jusqu’à 300 milliards de dollars (260 milliards d’euros) de recettes fiscales issues des droits de douane sur l’année 2025, contre un peu plus de 80 milliards en 2024. La Maison Blanche réfléchit déjà à des options légales pour justifier le maintien de ses taxes, sans lesquelles l’échafaudage trumpien paraît bien fragile.

Les droits de douane ne sont pas qu’un outil économique. Ils sont l’atout principal de Donald Trump – avec le poids de l’armée américaine – dans les relations qu’il entretient avec ses homologues du monde entier : ils définissent sa vision géopolitique comme un rapport de force permanent où il aurait la haute main, grâce à la puissance commerciale des Etats-Unis. Un an après son élection et après un début de mandat qui l’a vu dérouler son programme sans rencontrer d’adversité, Donald Trump pourrait faire face, pour la première fois, à des vents contraires. Si les juges confirment l’impression donnée par l’audience, la séquence pourrait le laisser défait politiquement et affaibli économiquement. Dans le cas contraire, il ne resterait plus beaucoup de limites à l’exercice de son autorité.

[Source: Le Monde]