Le procès de Lafarge déraille au bout de deux jours à cause d’une erreur de procédure

Le procès du cimentier pour « financement du terrorisme » a été renvoyé au 18 novembre du fait d’une irrégularité dans l’ordonnance de renvoi. Une bévue parmi tant d’autres soulevées à l’audience, mercredi, par les avocats de la défense.

Nov 6, 2025 - 13:16
Le procès de Lafarge déraille au bout de deux jours à cause d’une erreur de procédure
Bruno Pescheux, ancien directeur de l’usine de Lafarge en Syrie, à l’ouverture du procès du groupe cimentier français, au tribunal judiciaire de Paris, le 4 novembre 2025. DIMITAR DILKOFF/AFP

Ce devait être un des procès de l’année, il aura duré deux jours. A l’issue de deux premières journées d’audience saturées par un tir de barrage des avocats de la défense autour de questions de procédure, la présidente du tribunal correctionnel de Paris, Isabelle Prévost-Desprez, a finalement annoncé, mercredi 5 novembre dans la soirée, que le procès de Lafarge et de ses anciens dirigeants pour « financement du terrorisme » était renvoyé au 18 novembre.

En cause ? Une irrégularité dans l’ordonnance de renvoi concernant l’un des neuf prévenus. Bruno Pescheux est l’ancien directeur de l’usine de Lafarge en Syrie, usine que le cimentier avait persisté à faire tourner en pleine guerre civile, quitte à devoir payer des groupes djihadistes. Cet ancien cadre avait été mis en examen pour une période de prévention courant jusqu’à juillet 2014, date à laquelle il avait quitté ses fonctions, mais il a finalement été renvoyé devant le tribunal pour des faits s’étendant jusqu’en septembre, soit trois mois de plus.

Et cela change tout. Dans leur ordonnance de renvoi, les juges d’instruction ont retenu, parmi les éléments à charge, les « conseils » relatifs au paiement des groupes terroristes qu’il aurait donnés après son départ à son successeur. Or un arrêt de la Cour de cassation de 2024 a considéré qu’une extension de la période de prévention constituait un motif d’irrégularité nécessitant de renvoyer l’ordonnance au parquet, afin que les juges d’instruction la régularisent.

« Une faute dont on ne m’a jamais parlé ! »

Cette décision du tribunal, qui jette un sérieux doute sur la qualité du travail fait à l’instruction, répond à une requête en irrégularité défendue, mercredi, par l’avocate de Bruno Pescheux, Mᵉ Aurélia Grignon. « Mon client est renvoyé pour une faute dont on ne m’a jamais parlé !, avait-elle plaidé. Pour des faits qu’il aurait commis après avoir quitté ses fonctions, des “conseils” qu’il aurait livrés à son successeur, griefs qui n’avaient jamais été envisagés à l’instruction. »

Les juges d’instruction ont désormais deux semaines pour corriger leur copie. Et, à entendre les avocats qui se sont multipliés à la barre durant deux jours, l’ampleur des corrections aurait pu être plus importante encore. Pas moins de sept questions prioritaires de constitutionnalité (QPC) ont été posées, ainsi que trois demandes de supplément d’information, sept requêtes en irrégularité de l’ordonnance de renvoi, une requête en nullité et deux en incompétence.

Toutes ces demandes, en dehors de celle concernant Bruno Pescheux, ont été écartées ou jointes au fond, ce qui signifie que le tribunal se prononcera en rendant son jugement. Mais ce premier round avorté du procès a déjà donné un avant-goût des stratégies qui vont être employées par la défense au cours de ces cinq semaines d’audience (les débats sont désormais prévus jusqu’au 19 décembre, si tout va bien).

« Atteintes graves à la présomption d’innocence »

L’un de ces arguments a été plaidé par Mᵉ Jacqueline Laffont, qui défend l’ancien PDG de Lafarge, Bruno Lafont. Il a pris la forme d’une demande pure et simple d’annulation des poursuites en raison d’« atteintes graves à la présomption d’innocence ». Afin de continuer « à faire des affaires » aux Etats-Unis, a-t-elle plaidé, le groupe LafargeHolcim, né de l’absorption de Lafarge par le cimentier suisse en 2015, avait en effet passé un accord de plaider coupable avec la justice américaine, en 2022. Le cimentier avait accepté de s’auto-incriminer, reconnu que ses anciens dirigeants avaient payé des groupes terroristes et avait mis fin aux poursuites en payant une sanction financière de 778 millions de dollars(676 millions d’euros).

Aucun des prévenus physiques, lourdement accusés par le cimentier dans cet accord, n’était au courant de ces négociations entre leur ancien employeur et la justice américaine. Aucun n’a pu se défendre et faire valoir sa version des faits. Ils ont été « jetés en pâture », a insisté l’avocate, au mépris du contradictoire et de la présomption d’innocence, deux principes cardinaux de la justice française. Or les juges d’instruction ont versé cet accord à la procédure et ils l’ont cité dans l’ordonnance de renvoi, qui devrait donc, selon elle, être frappée de nullité.

La présidente n’a pas donné suite à cette requête, mais cette dernière annonce l’âpre bataille que s’apprête à mener la défense contre cette procédure un peu flottante. Une QPC, défendue par l’autre avocat de Bruno Lafont, Mᵉ Quentin de Margerie, a connu le même sort. Elle concernait un autre axe de la défense : l’Etat français a-t-il encouragé Lafarge à se maintenir en Syrie pour collecter des informations sur les groupes djihadistes présents dans la région ?

L’avocat a dénoncé le refus des autorités de déclassifier durant l’instruction des documents classés secret-défense relatifs aux échanges entre Lafarge et les services de renseignement français, pourtant « centraux pour la manifestation de la vérité », a-t-il plaidé : « C’est un angle mort majeur dans ce dossier, celui du rôle des services de renseignement français. Comment garantir un procès équitable ? »

Un « chef de guerre de l’Etat islamique »

Cette QPC a été complétée par deux demandes de supplément d’information défendues par les avocats de Bruno Lafont et l’avocate d’Ahmad Jaloudi, l’ancien responsable de la sûreté de la cimenterie. Ils ont fait valoir que les services de renseignement envoyaient des « shopping lists », c’est-à-dire des demandes de renseignement, au directeur de la sûreté de Lafarge, Jean-Claude Veillard, et qu’ils auraient, en outre, été au courant de l’existence d’arrangements financiers entre le cimentier et des groupes armés.

« On reproche à Ahmad Jaloudi d’avoir noué des contacts avec des terroristes, a plaidé Mᵉ Noémie Saidi-Cottier. Mon client ne comprend pas ce qu’on lui reproche, car il transmettait des informations à Jean-Claude Veillard, qui les faisait ensuite remonter aux services français. M. Veillard lui avait même demandé par mail d’enquêter discrètement sur des “guys”, en l’occurrence des émirs, dont un certain Abou Omar Al-Chichani, chef de guerre de l’Etat islamique. »

Comme sa consœur, Mᵉ Quentin de Margerie a donc demandé que la cour envoie une demande de déclassification aux ministères concernés afin de savoir « dans quelle mesure ces relations entre Lafarge et les services de renseignement ont pu pousser, de manière implicite ou explicite, l’entreprise à rester » en Syrie. Jean-Claude Veillard, seul des dix mis en examen de ce dossier à n’avoir pas été renvoyé devant le tribunal, devrait être entendu comme simple témoin. Nul doute que ces questions lui seront posées quand le procès aura repris.

[Source: Le Monde]