Violences sexuelles dans l’Eglise : quatre ans après la publication du rapport de la Ciase, un paysage contrasté
Si des mesures ont été prises depuis la publication choc de la commission Sauvé, en octobre 2021, de récentes décisions d’évêques concernant des prêtres accusés d’abus sexuels soulèvent des questions sur la prise de conscience du clergé.

« Accablement », « effroi », « sidération ». Les premiers mots qui viennent à Olivier Savignac, victime et membre fondateur de l’association Parler et revivre, quand il repense au rapport de la commission indépendante sur les abus sexuels dans l’Eglise (Ciase), publié le 5 octobre 2021, sont particulièrement forts. Si le phénomène des violences sexuelles dans cette institution millénaire était connu, son étendue, elle, ne l’était pas : dans ses travaux, la commission Sauvé, du nom de l’ancien vice-président du Conseil d’Etat chargé de l’enquête Jean-Marc Sauvé, soulignait le caractère « systémique » de violences sexuelles qui auraient concerné 330 000 mineurs sur une période de soixante-dix ans.
Ces révélations ont provoqué un séisme qui devait permettre une prise de conscience générale de l’Eglise pour affronter ce qu’il est convenu de surnommer, depuis, la « crise des abus ». Pourtant, quatre ans plus tard, et à la lumière de décisions prises récemment par des évêques concernant des prêtres accusés d’abus sexuels, certains fidèles s’interrogent : l’Eglise de France a-t-elle bien compris ce qui lui était arrivé ?
Cet été, il y eut d’abord l’affaire Dominique Spina, du nom de ce prêtre condamné en 2006 à cinq ans de prison pour viol sur mineur, et que l’archevêque de Toulouse, Guy de Kerimel, a nommé chancelier du diocèse, avant de devoir renoncer à sa décision. Puis il y eut Strasbourg, où l’archevêque Pascal Delannoy a choisi comme vicaire général, avant de faire lui aussi marche arrière, le chanoine Hubert Schmitt, accusé d’agression sexuelle sur mineur dans les années 1990. A Angers, l’évêque a également décidé de promouvoir chancelier, avant de reculer à son tour, un prêtre condamné pour détention d’images pédopornographiques. Plus récemment, en septembre, l’hebdomadaire Paris Matcha mis en cause le cardinal Jean-Marc Aveline, président de la Conférence des évêques de France (CEF), lui reprochant sa mauvaise gestion d’auteurs de violences sexuelles dans son diocèse de Marseille. Comme une litanie sans fin.
Inquiétudes
« C’est vrai qu’on a eu un été mouvementé… et que, du coup, on s’interroge sur l’avenir », commente ainsi Olivier Savignac. Le militant s’inquiète : « On a vu que, même quatre ans après, on nomme des gens condamnés, on les réaffecte à des postes-clés. Pour justifier leurs décisions, les évêques ne parlent pas de réinsertion, mais de promotion. » Et d’ajouter, pensif : « On se demande ce qu’il se passe dans les autres diocèses… Y a-t-il des nominations de ce type qui nous ont échappé ? » Un collectif de victimes, qui devait rencontrer quelques évêques, samedi 4 octobre, au siège de la CEF, dans le 7ᵉ arrondissement de Paris, prévoyait de faire part de ces inquiétudes.
Pourtant, et ils sont nombreux à le reconnaître parmi les fidèles, les associations de victimes ou encore les lanceurs d’alerte, l’Eglise catholique a bien changé en quatre ans. « C’est l’institution qui, en France, a le plus évolué. Surtout si l’on compare avec le sport, le cinéma… l’Eglise a fait plus de chemin que tous les autres », concède Olivier Savignac.
« Dans beaucoup de diocèses, il y a des gens qui ont pris ça en main, qui se forment et forment les autres. Des milliers de personnes sont passées par ces enseignements. Ça, c’est très positif », affirme, lui aussi, Pierre Vignon, prêtre et lanceur d’alerte en contact avec de nombreuses victimes.
De fait, après la publication du rapport de la Ciase, la CEF a mis en place une série de mesures, parmi lesquelles la création de cellules d’écoute, l’encadrement des conditions dans lesquelles se déroulent les confessions ou encore des moyens d’accompagnement des diocèses et des prêtres, ainsi qu’une meilleure collaboration avec les autorités judiciaires.
« Angles morts »
Parmi les dispositifs les plus emblématiques, il y a, bien sûr, aussi les dispositifs de réparations des victimes avec des fonds spécifiques : l’Instance nationale indépendante de reconnaissance et de réparation, pour les victimes de prêtres diocésains, et la Commission Reconnaissance et réparation, pour ceux qui ont été agressés par un membre d’une congrégation religieuse. L’autre point-clé a été la création du tribunal pénal canonique national pour juger des affaires d’agression de manière centralisée, plutôt que discrètement dans le diocèse où elles se sont produites.
Pour autant, sur le terrain, observe Pierre Vignon, « les progrès à faire sont encore immenses ». Pour Natalia Trouiller, lanceuse d’alerte en contact, comme le père Vignon, avec nombre de victimes dont elle est parfois le dernier recours, si le problème des agressions contre les mineurs a bien été intégré par l’institution, celui concernant les victimes adultes, notamment des femmes, ne l’est pas vraiment. « Il y a encore beaucoup d’angles morts. La Ciase a fait surgir un nombre très grand d’autres problématiques, d’autres violences qui ne concernent pas forcément les mineurs et devant lesquelles les évêques sont comme des poules devant des couteaux. »
Elle en veut pour preuve certaines réponses apportées par l’institution comme le « processus » d’accompagnement des victimes adultes présenté par la CEF en avril et jugé unanimement comme insuffisant. Parmi les mesures décriées, le recours à une médiation entre victimes et agresseur.
Une analyse que partage Mélanie Debrabant, présidente de l’association Fraternité Victimes. Pour elle aussi, l’Eglise n’a pas encore pris en charge les « autres abus » : « les sorties de communautés, l’emprise, les dérives sectaires, des vols et des captations d’héritages qui, parfois, aboutissent à des abus sexuels », explique-t-elle. Faisant référence aux affaires qui ont ému les fidèles catholiques cet été, Mme Debrabant rappelle que l’on ne « change pas un système avec une bonne volonté ; il y a des résistances, des complicités et le chemin sera long » pour en finir avec les violences de toute sorte.
« Trop peu de contre-pouvoirs »
Véronique Margron, la présidente de la Conférence des religieuses et religieux de France, une voix importante dans la défense des victimes de l’Eglise, estime qu’« aujourd’hui, ce ne serait pas juste de dire que rien n’a été fait, au contraire ; mais on ne peut pas non plus dire que les points d’appui essentiels ont vraiment été intégrés dans tous les esprits ».
Il en va de la reconnaissance du caractère systémique du problème qui ne semble pas encore bien ancrée partout dans l’Eglise. Pour certains prêtres, les violences sexuelles seraient le fruit de quelques brebis égarées et non pas celui d’« un système » qui met le clergé au-dessus des fidèles, sans aucun contrepoids à son pouvoir spirituel et moral. C’est ainsi que fonctionnerait le « cléricalisme », moult fois dénoncé par le pape François (1936-2025), sorte d’esprit de corps très prononcé plaçant le prêtre au-dessus de tous, même des victimes.
« L’évêque dans le droit canonique a trop peu de contre-pouvoirs, admet l’archevêque de Viviers (Ardèche), Hervé Giraud, qui avait été le seul à faire entendre sa voix lors de l’affaire toulousaine. C’est un problème profond, car il a des conséquences en fonction des psychologies des uns et des autres. Or la juste attitude chrétienne ou même humaine dépend beaucoup de l’histoire de chaque évêque. »
L’opinion publique catholique, qui s’est fait entendre à de multiples reprises ces derniers temps, pourrait devenir une sorte de contre-pouvoir pour les évêques, les obligeant à prendre la bonne décision. « Le fait que les catholiques s’expriment est une très bonne chose, qui nous oblige et nous aide à trouver la bonne manière de réagir, à progresser, même s’il y a encore des insuffisances », veut croire l’archevêque de Reims (Marne) et ancien président de la CEF (2019-2025) Eric de Moulins-Beaufort, très impliqué sur la question.
Des fidèles aux évêques, tous semblent avoir bien compris que la page de la crise des violences sexuelles dans l’Eglise ne sera pas tournée de sitôt, tant les progrès qui restent à faire sont immenses.
[Source: Le Monde]