« Les autocrates africains assimilent la démocratie au colonialisme pour masquer leurs propres échecs »

Prétendre que seul un régime fort peut assurer le développement contredit la réalité : aucun autocrate africain ne peut se vanter d’une telle performance, explique, dans sa chronique, Philippe Bernard, éditorialiste au « Monde ».

Oct 5, 2025 - 13:58
« Les autocrates africains assimilent la démocratie au colonialisme pour masquer leurs propres échecs »
Affiche électorale à Yagoua (Cameroun), le 30 septembre 2025, où Paul Biya, 92 ans, au pouvoir depuis quarante-trois ans, va briguer un nouveau mandat dimanche 12 octobre. DESIRE DANGA ESSIGUE / REUTERS

Quiconque a vécu un jour d’élection de Lomé à Dakar ou de Yaoundé à N’Djamena en est profondément convaincu : prétendre que « l’Afrique n’est pas faite pour la démocratie » est une ineptie. Il suffit de rencontrer des Africains, illettrés ou éduqués, se pressant dans des bureaux de vote, pour comprendre le sens évident qu’ils donnent à ce droit fondamental – choisir et renvoyer ses dirigeants sur une base égalitaire –, et pour conforter sa conviction en l’universalité de l’aspiration démocratique.

Cette observation n’est pas déplacée à l’heure où l’assimilation de la démocratie à l’Occident colonisateur est le nouveau mantra « décolonial » des dictateurs du continent et la justification avancée par leurs supporters, y compris chez certains intellectuels.

« L’Afrique souffre d’un modèle de gouvernance qui lui a été imposé, a pu ainsi gronder à la tribune de l’ONU en 2023 Mamadi Doumbouya, actuel homme fort de Guinée. Ce modèle démocratique que vous nous avez si insidieusement et savamment imposé (…), ne marche pas ». Quatre ans après sa prise du pouvoir par la force, l’ancien légionnaire de l’armée française qui jurait que jamais il ne se présenterait à l’élection présidentielle, a organisé, le 21 septembre, une mascarade de référendum qui, remporté par 89 % des voix, va lui permettre de se faire « élire ».

Ce « général d’armée » autoproclamé, contempteur de la démocratie « imposée par le colonisateur », a transformé la Guinée, pays autoritaire depuis son indépendance, en cauchemar : libertés bâillonnées, opposants torturés, enlèvements comme ceux, inexpliqués depuis plus d’un an, de Foniké Menguè et Mamadou Billo Bah, des militants des droits humains qui réclamaient le retour à l’ordre constitutionnel. Des personnalités incroyablement courageuses comme on en rencontre dans toute l’Afrique, qui mettent aussi en pièces l’idée d’un continent réfractaire à la démocratie.

Des élections vidées de leur sens

La Guinée n’est qu’un exemple parmi d’autres : du Mali au Niger en passant par le Burkina Faso, le grand retour des putschistes au pouvoir en Afrique francophone marque l’échec de régimes qui sous le vernis d’un rituel électoral factice salué par Paris, ont entretenu la corruption, le clientélisme communautaire, et se sont montrés incapables de répondre aux besoins élémentaires de la population, comme la sécurité et la santé, face à l’avancée des djihadistes.

Les ingérences militaires et électorales de Paris, liées à ses intérêts sécuritaires et économiques, ont alimenté, en parallèle, la hargne antifrançaise et le rejet des processus électoraux considérés par les Occidentaux comme l’alpha et l’oméga de la démocratie mais vécus comme vains par les électeurs africains. Des pays du Sahel se sont ainsi figés dans la tyrannie d’un homme fort, rejoignant les vieilles autocraties vaguement électives comme le Cameroun (où Paul Biya, 92 ans, au pouvoir depuis quarante-trois ans, va briguer, dimanche 12 octobre son huitième mandat), le Togo ou la République du Congo, voire la Côte d’Ivoire où Alassane Ouattara, 83 ans, va, le 25 octobre, briguer son quatrième mandat lors d’un scrutin dont ses principaux opposants sont exclus.

Cette fossilisation d’élections vidées de leur sens alimente leur rejet par les jeunes générations. Alors que 81 % des Africains de plus de 35 ans des 39 pays du continent interrogés pour l’Afrobaromètre affirment avoir participé aux dernières élections, ils ne sont que 63 % chez les moins de 35 ans. Pour autant, la nouvelle formule des satrapes africains, « démocratie = Occident = colonialisme » relève de l’escroquerie historique et politique, autrement dit d’une « assimilation paresseuse », comme l’écrit de façon convaincante le journaliste Ousmane Ndiaye dans son essai intitulé L’Afrique contre la démocratie (Riveneuve, 172 pages, 10,50 euros).

D’une part parce qu’il n’était pas question de démocratie ni pendant la colonisation ni dans la « Françafrique » postcoloniale. Ensuite parce que les Africains n’ont pas attendu les Occidentaux pour expérimenter des formes de démocratie. Ousmane Ndiaye cite, entre autres, la petite « République » des pêcheurs lébou qui, entre 1795 et 1859, dans la presqu’île du Cap-Vert (aujourd’hui Dakar) comprenait des assemblées élues.

Assimiler la démocratie aux « Blancs » comme tendent à le faire les autocrates africains pour masquer leurs propres responsabilités dans leurs échecs et mieux conforter leur pouvoir, c’est donc nier la riche histoire précoloniale du continent, à la manière des coloniaux qui prétendaient débarquer en terrain vierge ou… d’un Nicolas Sarkozy affirmant en 2007 à Dakar que « l’homme africain n’est pas assez entré dans l’histoire ».

Prétendre, d’autre part, que seul un régime fort peut assurer le développement contredit la réalité : aucun autocrate africain ne peut se vanter d’une telle performance. Souvent mise en exergue, la prétendue réussite de Paul Kagamé, au pouvoir depuis plus de trente ans au Rwanda dans le contexte lourd et sans équivalent qui a suivi le génocide des Tutsi, ne peut faire oublier les figures de l’opposition et les journalistes persécutés, voire éliminés, et la participation rwandaise non reconnue au conflit meurtrier en République démocratique du Congo sur fond de pillage des ressources.

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A l’heure où une crise démocratique et une montée des nationalismes sans précédent depuis 1945 atteignent les Etats développés, il n’est guère étonnant que l’Afrique soit elle aussi touchée. L’Occident a donc, moins que jamais de « leçons » à donner aux pays du continent qu’elle a longtemps asservi et continue d’exploiter. Combat par définition inachevé, la démocratie est à réinventer, dans les différents Etats africains comme dans les pays riches. Avec, sans doute, un point commun : au centre de la réflexion devrait figurer le lien entre démocratie et bien-être des populations.