En Tunisie, un homme condamné à mort pour des publications Facebook critiques du pouvoir

Prononcée mercredi 1ᵉʳ octobre, cette condamnation s’inscrit dans un climat de répression généralisée, dans un pays où le président, Kaïs Saïed, s’est arrogé les pleins pouvoirs en 2021.

Oct 3, 2025 - 17:36
En Tunisie, un homme condamné à mort pour des publications Facebook critiques du pouvoir
Le président tunisien Kaïs Saïed, à l’Assemblée nationale, à Tunis, le 21 octobre 2024. FETHI BELAID / AFP

Originaire du gouvernorat de Nabeul, dans le nord-est de la Tunisie, Saber Chouchane, travailleur journalier et père de trois enfants, a été condamné, mercredi 1er octobre, par le tribunal de première instance de Nabeul, à la peine capitale – dont l’exécution est suspendue dans le pays depuis 1991 – pour des publications sur Facebook. Une information confirmée au Monde par son avocat, Oussema Bouthelja, qui s’est dit « incrédule » face à ce jugement.

« Je ne comprends pas moi-même ce verdict », a-t-il déclaré, vendredi, en sortant du tribunal, après avoir récupéré la décision écrite concernant son client. Arrêté le 24 janvier 2024, Saber Chouchane avait d’abord été présenté devant le pôle antiterroriste près le tribunal de première instance de Tunis, lequel s’était déclaré incompétent et avait renvoyé l’affaire devant la chambre criminelle du tribunal de Nabeul, où réside l’accusé.

En cause : un compte Facebook baptisé « Kaïs le misérable », en référence au président Kaïs Saïed, sur lequel il publiait régulièrement des critiques du pouvoir, des appels à manifester ou à libérer les détenus politiques, ainsi que des caricatures du chef de l’Etat et de responsables gouvernementaux. Sur ce compte, que Le Monde a consulté, il affichait également son soutien au parti islamo-conservateur Ennahda, réprimé depuis que le président tunisien s’est octroyé les pleins pouvoirs, lors du coup de force du 25 juillet 2021.

Parmi ses dernières publications figuraient plusieurs appels à participer à la manifestation organisée le 14 janvier 2024 par des partis d’opposition. Une photo de lui, prise ce jour-là à Tunis, le montre tenant une pancarte réclamant la libération de « tous les prisonniers politiques ».

« Etat critique de la justice »

Le père de famille, peu instruit et vivant dans un « coin reculé » du gouvernorat de Nabeul, selon l’avocat Sami Ben Ghazi, a été poursuivi en vertu de l’article 72 du code pénal, qui sanctionne de la peine de mort « l’attentat ayant pour but de changer la forme du gouvernement » et l’incitation au désordre ou au meurtre.

Il est également visé par l’article 67, qui réprime l’offense au chef de l’Etat, et par le décret-loi 54-2022 sur les « rumeurs et fausses nouvelles ». « Lorsque plusieurs textes s’appliquent aux mêmes faits, il est d’usage de retenir celui qui prévoit la peine la plus lourde. Ici, il s’agit de la peine capitale, uniquement pour des publications sur Facebook », déplore Me Bouthelja. « Au-delà du fait que l’article 72 ne devrait pas s’appliquer à des publications sur les réseaux sociaux, le juge a retenu la peine maximale, ce qui n’était en rien une obligation », ajoute l’avocat, qui a aussi annoncé avoir immédiatement interjeté appel.

Peu après le prononcé du jugement, le président de la chambre criminelle du tribunal de Nabeul a été démis de ses fonctions et muté comme simple juge au tribunal de Gafsa, dans le centre du pays, par décision du ministère de la justice, selon une information confirmée au Monde par Bassem Trifi, avocat et président de la Ligue tunisienne des droits de l’homme. Mais pour Me Ben Ghazi, la responsabilité dépasse ce seul magistrat : « Je veux m’adresser aux quatre juges sur cinq qui composaient la chambre (…) et leur poser la question : qu’est-ce que vous ressentez ? Comment mangez-vous ? Comment dormez-vous ? Comment vivez-vous ? »

Le Comité pour le respect des libertés et des droits de l’homme en Tunisie a, pour sa part, dénoncé, dans un communiqué, « la justice de Kaïs Saïed dans sa plus sinistre illustration », fustigeant une « bévue monumentale qui trahit l’état critique de la justice en Tunisie ». Il a dans ce sens accusé le juge de « commettre des ignominies aussi ridicules que graves » dans le but de satisfaire le régime.

Cette condamnation s’inscrit dans un climat de répression généralisée qui s’est accentué depuis le 25 juillet 2021, date à laquelle Kaïs Saïed a suspendu le Parlement, avant de dissoudre le Conseil supérieur de la magistrature et, ainsi, concentrer l’ensemble des pouvoirs. Depuis, des dizaines d’opposants politiques, avocats, journalistes, syndicalistes, militants et citoyens ordinaires ont été poursuivis, arrêtés ou condamnés. Les organisations de défense des droits humains, dont Human Rights Watch et Amnesty International, dénoncent un usage politique croissant de la justice pour neutraliser l’opposition et un recul alarmant des libertés publiques.

[Source: Le Monde]