A Gaza, quelques notes de beauté dans un océan de ruines

Le musicien Ahmed Abu Amsha donne des cours de guitare et de chant à des enfants des camps de déplacés, où la famine sévit. Chaque semaine, le professeur et ses élèves se produisent en public, faisant surgir quelques instants d’apaisement.

Août 11, 2025 - 02:35
Août 11, 2025 - 02:39
A Gaza, quelques notes de beauté dans un océan de ruines
Ahmed Abu Amsha, à la guitare, créateur du groupe Gaza Birds Singing, dans son camp, à Gaza, le 30 mai 2025. CAPTURE D'ÉCRAN CHAÎNE YOUTUBE DES NATIONS-UNIES

Pour une fois, le son qui résonne autour des tentes du quartier de Rimal, à Gaza, n’est pas celui des drones et des bombardements israéliens. Ce mercredi 9 juillet, dans la soirée, on y entend quelques accords de guitare, plus ou moins justes, et des mélodies fredonnées par des voix d’enfants. Ahmed Abu Amsha, professeur de guitare et de chant, fait répéter des classiques du répertoire palestinien à une dizaine d’élèves âgés de 10 ans à 20 ans.

Ces jeunes qui, pour la plupart, vivent dans des tentes de fortune, comme leur enseignant et sa famille, font tous partie du collectif Gaza Birds Singing. Chaque semaine, le groupe se produit une à deux fois lors de concerts organisés près du marché du quartier ou dans la zone d’accueil des déplacés. Systématiquement, les prestations sont retransmises sur Instagram, où le mélomane de 40 ans est suivi par plus de 20 000 personnes.

Ces courtes vidéos, partagées des dizaines de milliers de fois sur les réseaux sociaux, notamment une version en anglais et en arabe du Hallelujah de Leonard Cohen, ont transformé le père de cinq enfants âgés de 7 ans à 17 ans, déplacé de force avec sa famille douze fois depuis le 7 octobre 2023, en un symbole de résilience. La preuve que l’art et la beauté peuvent resurgir au milieu des décombres.

Enième déplacement

Dans le territoire palestinien, théâtre de massacres ininterrompus depuis bientôt deux ans, où au moins 61 000 personnes, dont une majorité de civils, ont été tuées et où la population souffre de la faim, Ahmed Abu Amsha est désormais connu comme « le professeur de musique » de l’enclave. Comme s’il n’en restait qu’un. Ses leçons, le quadragénaire originaire de Beit Hanoun les a commencées le 13 mars.

Avant cette date, et depuis le début de la guerre, il n’avait pas réussi à toucher un instrument de musique. Mais ce jour-là, sans y réfléchir, après un énième déplacement, le Gazaoui aux cheveux poivre et sel empoigne la guitare d’un ami et joue les premières mesures de Do-Ré-Mi, chanson emblématique de La Mélodie du bonheur (1965), la comédie musicale de Robert Wise. « Pendant un instant, j’ai oublié la guerre, raconte-t-il aujourd’hui par WhatsApp. Et les enfants ont tous frappé dans leurs mains, en rythme. » Le lendemain, un petit groupe de jeunes revient devant sa tente et lui demande de nouvelles chansons, un rassemblement qui se transforme en cours improvisé.

Au départ, sa nouvelle activité a été traitée avec scepticisme et moquerie par les déplacés du quartier côtier de Rimal. Quel sens cela peut-il avoir de jouer de la musique quand trouver de l’eau et de la nourriture relève de l’exploit ? Selon Ahmed Abu Amsha, c’est tout aussi important. Au bout de quelques cours, le professeur débutant remarque que ces quelques heures de musique calment certains enfants, traumatisés par les bombardements et les deuils à répétition. « Plusieurs d’entre eux, qui n’arrivaient plus à parler depuis des semaines à cause de la peur, se sont remis à prononcer des phrases », décrit le guitariste. Grâce à ses amis ou à ses nouveaux voisins, il se fait prêter quelques guitares, des violons et un oud pour son cours hebdomadaire. Motivé par la « joie » de ces jeunes élèves venus nombreux, il décide aussi d’organiser pour eux un cours de chorale hebdomadaire.

Studio détruit lors de frappes

Avant la guerre, toute la vie d’Ahmed Abu Amsha gravitait déjà autour de la musique. Ce fils d’un professeur d’anglais et de guitare fameux pour avoir animé les grands mariages du territoire palestinien a lui-même été un jeune musicien reconnu. Dès ses 15 ans, l’adolescent a été recruté dans une troupe qui, au début des années 2000, se produisait souvent en Egypte ou en Tunisie. Adulte, le guitariste a monté son propre studio d’enregistrement, Awtar for Sound Production, dans le « quartier des olives » de Beit Hanoun, au nord de Gaza.

En plus de composer des jingles pour des publicités, l’instrumentiste est devenu l’un des principaux loueurs de sonopour les événements festifs de l’enclave. Le 8 octobre 2023, en prélude à une vague de bombardements, l’armée israélienne a envoyé un ordre d’évacuation couvrant son quartier. « Ma famille et moi n’étions qu’à 200 mètres quand toute la zone a été pilonnée », raconte Ahmed Abu Amsha. Son studio a été détruit lors de ces frappes.

Grâce à ses cours, le compositeur a retrouvé un emploi. Début juin, séduite par le surgissement inespéré de ce groupe de choristes et de musiciens, la branche gazaouie du Conservatoire national de musique Edward-Saïd lui a proposé un poste de coordinateur pour toute la partie sud de l’enclave. Dans la pratique, du fait de l’impossibilité de se déplacer dans le territoire détruit et cisaillé par des corridors militarisés, Ahmed Abu Amsha se concentre sur la création de partenariats avec des conservatoires de musique à l’étranger, notamment à Lecce, dans le sud de l’Italie. « Travailler ensemble, c’est une manière de briser le siège de l’enclave et de s’opposer à l’occupation », précise, par l’intermédiaire de WhatsApp, le Palestinien Nabil Salameh, professeur d’anthropologie musicale et d’ethnomusicologie, installé dans les Pouilles depuis le milieu des années 1990.

Le sexagénaire, fondateur du groupe Radiodervish, avait rencontré Ahmed Abu Amsha grâce à des ONG de soutien à la population palestinienne. Avec elles, le guitariste gazaoui planche sur des échanges de morceaux et des spectacles à distance, en priant pour que les coupures du réseau Internet ne soient pas trop longues et qu’il puisse trouver un peu de nourriture pour remplir l’estomac de ses petits choristes. Grâce à une plateforme de financement participatif, Ahmed Abu Amsha a déjà levé près de 55 000 euros pour la suite de ses cours, se réjouit-il, avant d’être interrompu par une déflagration. Il est 23 heures, ce 9 juillet. Après une heure de répit, le fracas des bombes a repris le dessus.

[Source: Le Monde]